A toutes les mères. Et en particulier à la mienne, ex-membre du corps de ballet de l'Opéra de Lyon puis danseuse d'opérettes espagnoles et de flamenco, qui a abandonné la vie d'artiste pour devenir secrétaire et m'élever.
A mon frère et à sa compagne (actuellement enceinte!).
A mon frère et à sa compagne (actuellement enceinte!).
A tous ceux qui ont connu la sensation étrange de ne pas être à leur place au travail.
L'héroïne du roman, Béatrice, est une ancienne artiste punk-rock issue du mouvement grunge du début des années 1990. Pendant treize ans, elle a dansé nue sur scène au sein du Cabaret de l'amour ("un cabaret à la berlinoise, noir, triste, beau, sexuel"), une troupe fondée par son mari Gabor, un violoniste gitan, en association avec quelques amis. Le suicide d'un couple de strip-teaseurs homosexuels atteints du sida, dont le show époustouflant leur assurait jusqu'ici le succès, mit brutalement fin à leur tournée dans toute la France. Gabor fut anéanti par ce drame et plongea dans l'alcool, abandonnant sa femme et ses deux enfants (Norma Maria Rose et Roméo pour lequel la maman a joui en accouchant!). Béatrice entama alors une formation pour se reconvertir comme auxiliaire de puériculture.
Le roman, découpé en très courts chapitres, suit la tournée de Béatrice dans les chambres du service de maternité du Docteur Mille (un homme blasé par son métier) où elle nous livre les soubresauts de son quotidien : la naissance n'a rien du conte de fées promis et l'accouchement met parfois le corps et l'âme au supplice.
Julie Bonnie évoque avec justesse les réactions diverses des femmes face à la naissance (joie, baby blues, dégoût, rejet, dépression, folie), les nombreuses questions quant aux soins à apporter aux nouveaux-nés, la difficulté d'allaiter ou bien encore la détresse liée à un avortement ou une fausse-couche (l'héroïne a elle-même perdu un fils à l'état de foetus enterré dans une petite boite au cimetière du Père Lachaise, le quartier où elle habite). J'ai particulièrement aimé le passage sur l'épuisement d'une césarienne, bousculant les clichés à propos des mamans épanouies (j'ai moi-même très mal vécu cette opération : hémorragie, douleurs, sentiment d'échec car je ne me suis pas sentie capable de guider l'enfant par les voies naturelles) : "Dans le lit il y a un fantôme qui a dû être une femme, pas plus tard qu'il y a une semaine. Elle a les yeux boursouflés, les cheveux sales et en bataille, à poil, avec un slip filet plein de sang, le bide qui dégouline par-dessus, assise comme une folle sur le bord de son lit, le regard perdu (...) Mais les chirurgiens ne savent pas ce qu'ils découpent. On leur a appris la chair, la peau, l'utérus, le muscle. Pas l'âme. Ils ne savent pas du tout ce qu'ils font. Ils remettent une dame dans un lit, avec des agrafes elle a l'air entière." J'ai également été touchée par le pleurer-rire d'une jeune fille de 19 ans qui se "réveille" d'un déni de grossesse (chacune de nous partage la culpabilité de ne pas être une "mère parfaite") : "Je la vois tomber amoureuse. C'est comme si une nouvelle couleur venue de nulle part, comme si l'indigo de l'arc en ciel de mon enfance avait envahi toute la pièce (...) J'assiste à la naissance d'une mère. C'est presque plus émouvant que la naissance d'un enfant. Le spectacle, si près de moi, est à la hauteur de toutes les peintures religieuses du monde. C'est ça, un miracle (...) Je comprends la honte, la culpabilité. Je comprends tout au plus profond de moi. Je vais vous dire, même, je crois qu'à ce moment je ressens exactement ce qu'elle ressent. Fermez les yeux, s'il vous plaît. Imaginez cette chambre d'hôpital où tout est indigo. Et où se passe un miracle sans Dieu, de la puissance d'un ouragan, pour deux femmes inadaptées qui pleurent." Enfin, j'ai trouvé terriblement cruelle l'hypocrisie dont toutes les générations confondues font preuve vis-à-vis du monde merveilleux de l'enfant à paraître. Le dernier tabou serait d'avouer aux futures mères que tout ne sera pas rose en devenant responsable d'un petit être susceptible de tuer la relation de couple (comment devenir parent et préserver le désir pour l'autre ?) : "Evidemment, personne ne lui a parlé de l'odeur d'étable, du sang, de la douleur, du petit corps visqueux et incompréhensible, des seins en charpie, des nuits entièrement blanches, du sentiment de solitude, d'impuissance. Déjà on ne lui avait pas vraiment parlé des mâles non plus, du vagin, des liquides, des odeurs, du souffle bruyant du désir, des rictus, du mouvement, du frottement. Non, une jolie robe, un baigneur acheté au magasin, et démerde-toi".
A travers ce texte, l'auteur dénonce en contrepoint les mauvaises conditions de travail à l'hôpital, le petit pouvoir des chefs sur les employés, le manque de solidarité entre collègues face aux coups durs (l'amie de Béatrice, une sage-femme portugaise peu encline aux commérages, est licenciée car déclarée responsable de la mort d'un bébé victime d'un arrêt cardiaque) ainsi que les lieux communs et autres vulgarités échangés en salle de repos, en particulier lors de la "trans"*. Elle énumère ainsi tous les inconvénients du métier qui l'amènent à voler des anxiolytiques dans la pharmacie réservée aux patientes du service pour calmer ses angoisses de mort : "N'oublions pas les blouses horribles, en nylon, qui commencent à bien puer à la mi-journée, les gardes de douze heures, dans les tongs, les pieds gonflés, les cernes qui se creusent, les bijoux interdits, les bourrelets à cause de l'élastique à la taille qui serre trop, les ballonnements, le gavage au chocolat (merci quand même, mesdames) et les repas avalés en une seconde. L'âge, les bas de contention, les varices et les ceintures dorsales. ET le salaire de merde". Elle fait des malaises répétitifs et a la sensation que les contours de son corps disparaissent et que sa peau ne remplit plus sa fonction : "Tout mon être est paralysé, les mouvements sont impossibles, un cachot. Pourtant chacun de mes muscles veut s'enfuir, bouger, exister (...) Je frotte ma peau, mes membres, parfois jusqu'au sang. La douleur infligée rappelle à ma peau qu'elle est là pour faire son boulot de protection, de séparation, de barrière". Elle finit par être licenciée lorsque le personnel la retrouve endormie à côté de la femme-épave de la chambre 2 (un légume suite à la perte d'un enfant) décédée d'une crise cardiaque pendant son sommeil.
Le roman, découpé en très courts chapitres, suit la tournée de Béatrice dans les chambres du service de maternité du Docteur Mille (un homme blasé par son métier) où elle nous livre les soubresauts de son quotidien : la naissance n'a rien du conte de fées promis et l'accouchement met parfois le corps et l'âme au supplice.
Julie Bonnie évoque avec justesse les réactions diverses des femmes face à la naissance (joie, baby blues, dégoût, rejet, dépression, folie), les nombreuses questions quant aux soins à apporter aux nouveaux-nés, la difficulté d'allaiter ou bien encore la détresse liée à un avortement ou une fausse-couche (l'héroïne a elle-même perdu un fils à l'état de foetus enterré dans une petite boite au cimetière du Père Lachaise, le quartier où elle habite). J'ai particulièrement aimé le passage sur l'épuisement d'une césarienne, bousculant les clichés à propos des mamans épanouies (j'ai moi-même très mal vécu cette opération : hémorragie, douleurs, sentiment d'échec car je ne me suis pas sentie capable de guider l'enfant par les voies naturelles) : "Dans le lit il y a un fantôme qui a dû être une femme, pas plus tard qu'il y a une semaine. Elle a les yeux boursouflés, les cheveux sales et en bataille, à poil, avec un slip filet plein de sang, le bide qui dégouline par-dessus, assise comme une folle sur le bord de son lit, le regard perdu (...) Mais les chirurgiens ne savent pas ce qu'ils découpent. On leur a appris la chair, la peau, l'utérus, le muscle. Pas l'âme. Ils ne savent pas du tout ce qu'ils font. Ils remettent une dame dans un lit, avec des agrafes elle a l'air entière." J'ai également été touchée par le pleurer-rire d'une jeune fille de 19 ans qui se "réveille" d'un déni de grossesse (chacune de nous partage la culpabilité de ne pas être une "mère parfaite") : "Je la vois tomber amoureuse. C'est comme si une nouvelle couleur venue de nulle part, comme si l'indigo de l'arc en ciel de mon enfance avait envahi toute la pièce (...) J'assiste à la naissance d'une mère. C'est presque plus émouvant que la naissance d'un enfant. Le spectacle, si près de moi, est à la hauteur de toutes les peintures religieuses du monde. C'est ça, un miracle (...) Je comprends la honte, la culpabilité. Je comprends tout au plus profond de moi. Je vais vous dire, même, je crois qu'à ce moment je ressens exactement ce qu'elle ressent. Fermez les yeux, s'il vous plaît. Imaginez cette chambre d'hôpital où tout est indigo. Et où se passe un miracle sans Dieu, de la puissance d'un ouragan, pour deux femmes inadaptées qui pleurent." Enfin, j'ai trouvé terriblement cruelle l'hypocrisie dont toutes les générations confondues font preuve vis-à-vis du monde merveilleux de l'enfant à paraître. Le dernier tabou serait d'avouer aux futures mères que tout ne sera pas rose en devenant responsable d'un petit être susceptible de tuer la relation de couple (comment devenir parent et préserver le désir pour l'autre ?) : "Evidemment, personne ne lui a parlé de l'odeur d'étable, du sang, de la douleur, du petit corps visqueux et incompréhensible, des seins en charpie, des nuits entièrement blanches, du sentiment de solitude, d'impuissance. Déjà on ne lui avait pas vraiment parlé des mâles non plus, du vagin, des liquides, des odeurs, du souffle bruyant du désir, des rictus, du mouvement, du frottement. Non, une jolie robe, un baigneur acheté au magasin, et démerde-toi".
Maternité, Pablo Picasso (1905) |
L'Avortement, lithographie de Frida Kahlo (1932) Mexico, Xochimilco, Museo Dolores Olmedo |
A travers ce texte, l'auteur dénonce en contrepoint les mauvaises conditions de travail à l'hôpital, le petit pouvoir des chefs sur les employés, le manque de solidarité entre collègues face aux coups durs (l'amie de Béatrice, une sage-femme portugaise peu encline aux commérages, est licenciée car déclarée responsable de la mort d'un bébé victime d'un arrêt cardiaque) ainsi que les lieux communs et autres vulgarités échangés en salle de repos, en particulier lors de la "trans"*. Elle énumère ainsi tous les inconvénients du métier qui l'amènent à voler des anxiolytiques dans la pharmacie réservée aux patientes du service pour calmer ses angoisses de mort : "N'oublions pas les blouses horribles, en nylon, qui commencent à bien puer à la mi-journée, les gardes de douze heures, dans les tongs, les pieds gonflés, les cernes qui se creusent, les bijoux interdits, les bourrelets à cause de l'élastique à la taille qui serre trop, les ballonnements, le gavage au chocolat (merci quand même, mesdames) et les repas avalés en une seconde. L'âge, les bas de contention, les varices et les ceintures dorsales. ET le salaire de merde". Elle fait des malaises répétitifs et a la sensation que les contours de son corps disparaissent et que sa peau ne remplit plus sa fonction : "Tout mon être est paralysé, les mouvements sont impossibles, un cachot. Pourtant chacun de mes muscles veut s'enfuir, bouger, exister (...) Je frotte ma peau, mes membres, parfois jusqu'au sang. La douleur infligée rappelle à ma peau qu'elle est là pour faire son boulot de protection, de séparation, de barrière". Elle finit par être licenciée lorsque le personnel la retrouve endormie à côté de la femme-épave de la chambre 2 (un légume suite à la perte d'un enfant) décédée d'une crise cardiaque pendant son sommeil.
J'ai été chamboulée par la lecture de ce roman "féministe" rempli d'amour. Il m'a soufflé une parole bienveillante à l'oreille : réveiller mon corps du temps où il existait, soit reprendre le sport. L'expérience de Béatrice entre curieusement en résonance avec mon actuel départ de l'office HLM où j'ai travaillé pendant dix ans (la deuxième année, j'ai abandonné la danse à la naissance de ma fille) avant de tomber en dépression. J'étais sans doute bien trop vulnérable face à la misère sociale des locataires (pauvreté, insatisfactions, exigences, harcèlement téléphonique, agressions verbales) ainsi qu'à la férocité des collègues qui se détruisent les uns et les autres et au travail administratif truffé de procédures à suivre à la lettre sans commettre d'erreur. Je laisse le dernier mot à Béatrice résumant bien l'état de la société actuelle qui enfonce le voisin au lieu de lui tendre la main : "Ils savaient à l'avance. Ils avaient compris, eux, ce qui pouvait arriver quand on est pas en béton. Pourtant, ils étaient restés là, à me regarder tomber, sombrer, comme on aime observer un accident de voiture, parce que ça conjure le sort."