Photo Olivier Roller pour Télérama |
"La photographie me paraît plus du côté de la mort que de la vie, ou plutôt elle est la vie envisagée du côté de la mort, de la disparition. La photo n'est rien d'autre que le temps arrêté. Mais la photo ne sauve pas. Parce qu'elle est muette. Je crois qu'au contraire elle creuse la douleur du temps qui passe. L'écriture sauve." (Le vrai lieu)
***** La Place (prix Renaudot 1984) *****
L'hommage au père : "J'écris peut-être parce qu'on avait plus rien à se dire"
A travers ce récit dépouillé qui évite soigneusement toute poésie du souvenir, Annie Ernaux rend hommage à son père, frappé d'un infarctus à 67 ans alors qu'elle venait de passer brillamment les épreuves pratiques du Capes pour être titularisée en tant que professeur de lettres. Elle rassemble ici les paroles, les gestes et les goûts paternels ainsi que les faits marquants d'une existence partagée afin d'interroger la source exacte d'un éloignement filial autour duquel s'articule toute son oeuvre. Il ne s'agit pas de proposer au lecteur quelque chose de "passionnant" ou d'"émouvant" mais plutôt d'aborder, via une écriture naturellement plate, cette distance "venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé." Elle décrit ainsi son projet : "Naturellement, aucun bonheur d'écrire, dans cette entreprise où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d'une complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j'ai vécu aussi. Et l'on n'y prenait jamais un mot pour un autre."
Une famille d'ouvriers
Très tôt, le grand père d'Annie Ernaux loue ses bras comme charretier chez un gros fermier. Il s'occupe également des foins et de la moisson pendant l'été. C'est un homme dur qui ne supporte aucune forme d'oisiveté. Il a une aversion pour la lecture : "Ce qui le rendait violent, surtout, c'était de voir chez lui quelqu'un de la famille plongé dans un livre ou un journal. Il n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire et à écrire". La grand mère travaille à la maison comme tisseuse pour le compte d'une fabrique de Rouen. Le couple est très pieux : "Le signe de croix sur le pain, la messe, les pâques. Comme la propreté, la religion leur donnait de la dignité." Le père d'Annie a bon caractère mais il est retiré de l'école à l'âge de douze ans pour être placé dans la même ferme que son père. Il trait les vaches, entretient les écuries et panse les chevaux jusqu'à son départ pour le régiment où il échange ses dents, rongées par le cidre, contre un appareil. Au sortir de la guerre de 1914-1918, il intègre une cordonnerie où il rencontre la mère d'Annie avec qui il se marie (le prénom des parents n'est jamais cité au profit des pronoms Il ou Elle) : "Ils n'avaient pas de caresses ni de gestes tendres l'un pour l'autre. Devant moi, il l'embrassait d'un coup de tête brusque, comme par obligation, sur la joue." Il devient ensuite ouvrier sur un chantier de construction et achète à crédit un café-alimentation dans un quartier tranquille près de la gare d'Yvetot. Enfin, il entre aux raffineries de pétrole Standard dans l'estuaire de la Seine et passe rapidement contremaître. La mère tient seule le commerce pendant la journée, s'occupe des commandes et du chiffre d'affaires. Ses diverses compétences pourraient facilement l'aider à "franchir les barrières sociales". Le couple a deux enfants : une petite fille morte de la diphtérie à 6 ans puis Annie née pendant la guerre : "Aux alertes, tout le monde se faufile sous le billard du café avec la chienne."
Une distance de classe
Monsieur et Madame Ernaux, devenus commerçants, changent de statut social. Ils ne sont pourtant pas plus heureux que les ouvriers. En effet, malgré d'interminables journées de travail (absence totale de vacances), ils ne gagnent pas beaucoup d'argent et conservent "la honte d'être inférieur" : "Sous le bonheur, la crispation de l'aisance gagnée à l'arrachée". L'avenir d'Annie Ernaux bascule à son tour lorsqu'elle entreprend des études littéraires : "C'est le temps où tout ce qui me touche de près m'est étranger. J'émigre doucement vers le monde petit-bourgeois, admise dans ces surboums dont la seule condition d'accès, mais si difficile, consiste à ne pas être cucul (...) Même les idées de mon milieu me paraissent ridicules, des préjugés, par exemple "la police, il en faut" ou "on n'est pas un homme tant qu'on n'a pas fait son service". L'univers pour moi s'est retourné". A 17 ans, elle éprouve la gêne de ne pas encore gagner sa vie pendant que les filles de son âge se rendent au bureau ou à l'usine. Son père s'énerve de la voir tout le temps dans les livres : "Il craignait qu'on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse : "On ne l'a jamais poussée, elle avait ça dans elle". Il disait que j'apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c'était seulement travailler de ses mains."
La "langue de l'ennemi" (dominants et dominés)
Annie part à Rouen pour passer une licence de lettres modernes en tant que boursière et adopte la "langue de l'ennemi", une expression empruntée à Jean Genet*(1). Elle se marie avec un étudiant de sciences politiques qui obtient un poste administratif dans une ville touristique des Alpes où ils connaitront tous deux un luxe jusqu'ici ignoré. Cette ascension sociale correspond à la disparition du café (le premier supermarché créée à Yvetot attire toute la clientèle) et au déclin du père à 59 ans (il est opéré de polypes à l'estomac et perd progressivement toutes ses forces). Celui-ci est silencieusement satisfait du sort de son unique enfant : "peut-être la plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que sa fille appartienne au monde qui l'avait dédaigné".
Un auteur qui me parle
J'ai d'abord choisi ce livre afin de comprendre pourquoi les médias, les critiques, les universitaires et les membres du colloque de Cerisy*(2) - lieu de prestigieuses rencontres intellectuelles - accordent tant d'intérêt à l'oeuvre d'Annie Ernaux. Elle figure même au programme du bac. Après une légère réticence (un préjugé concernant le nombrilisme de l'autofiction), je me suis laissée apprivoiser par ce récit qui nous fait subtilement entendre la voix de son père dont elle abandonne l'héritage sur le seuil du monde bourgeois et cultivé. Et surprise, j'ai même voulu poursuivre l'exploration d'un sujet finalement universel, bien au delà des transfuges de classe : la distance entre les lecteurs et ceux qui ne lisent pas quelles qu'en soient les raisons (activité non encouragée par la famille, absence d'un initiateur pour entrer dans le monde de la lecture, désintérêt, manque de temps ou de moyens, ...).
Notes
*(1) : Elle évoque cette langue dans son récent ouvrage : Retour à Yvetot, Editions du Mauconduit (mai 2013). En voici un extrait : "Est-ce que, sans me poser de questions, je vais écrire dans la langue littéraire où je suis entrée par effraction, "la langue de l'ennemi" comme disait Jean Genet, entendez l'ennemi de ma classe sociale ? Comment puis-je écrire, moi, en quelque sorte immigrée de l'intérieur ? Depuis le début, j'ai été prise dans une tension, un déchirement même, entre la langue, celle que j'ai étudiée, aimée, et la langue d'origine, la langue de la maison, de mes parents, la langue des dominés, celle dont j'ai eu honte ensuite mais qui restera toujours en moi-même. Tout au fond, la question est : comment, en écrivant, ne pas trahir le monde dont je suis issue?."
*(2) : Le Colloque de Cerisy a lieu au château de Cerisy-la-Salle en Basse Normandie. Il s'est déroulé autour d'Annie Ernaux en 2012 et a rassemblé des chercheurs internationaux issus de divers champs disciplinaires. Un ouvrage issu de ces rencontres est paru très récemment : Annie Ernaux : le Temps et la Mémoire, Francine Best, Bruno Blanckeman, Francine Dugast-Portes, Editions Stock (septembre 2014).
***** L'écriture comme un couteau *****
Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet (2001-2002)
"Si j'avais une définition de ce qu'est l'écriture ce serait celle-ci : découvrir en écrivant ce qu'il est impossible de découvrir par tout autre moyen, parole, voyage, spectacle, etc. Ni la réflexion seule. Découvrir quelque chose qui n'est pas là avant l'écriture. C'est là la jouissance - et l'effroi - de l'écriture, ne pas savoir ce qu'elle fait arriver, advenir."
Une conscience politique de gauche
Les parents d'Annie Ernaux, mi-prolétaires mi-paysans, portent tous deux la mémoire de la pauvreté. Ils ont quitté l'école à 12 ans pour aller travailler à l'usine, ont connu le Front Populaire et n'ont jamais manifesté de mépris envers les plus défavorisés. La mère est d'ailleurs très généreuse et rend service aux vieilles personnes et aux malades du quartier "comme si elle se sentait redevable de s'en être "sortie" mieux que les autres (...) Un mélange de catholicisme en acte, sincère, hors de tout embrigadement, et de violent désir de justice." L'enfant prend conscience des différences entre les élèves, plus tard reliées à l'origine sociale, lorsqu'elle fréquente l'école privée. Elle y fait l'expérience de la honte, de l'humiliation, de l'infériorité et de la solitude jusqu'en classe de première. Autant de sentiments qui constitueront le socle d'une politique de l'altérité ainsi brillamment définie : "La différence essentielle entre la gauche et la droite, c'est que la première ne prend pas son parti des inégalités des conditions d'existence entre les peuples de la terre, entre les classes, j'y ajouterai entre les hommes et les femmes. Etre de gauche, c'est croire que l'Etat peut quelque chose pour rendre l'individu plus heureux, plus libre, plus éduqué, que ce n'est pas seulement affaire de volonté personnelle. Au fond de la vision de droite, on trouve toujours une acceptation de l'inégalité, de la loi du plus fort et de la sélection naturelle, tout ce qui est à l'oeuvre dans le libéralisme économique déferlant sur le monde actuel. Et présenter, comme on le fait partout, le libéralisme comme une fatalité, est une attitude, un discours, foncièrement de droite. En choisissant le libéralisme à partir du milieu des années quatre-vingt, la gauche gouvernementale française s'est droitisée, elle a perdu sa conscience de la réalité du monde social."
Le danger d'écrire
A 16 ans, Annie Ernaux entame l'écriture d'un journal intime pour se libérer d'émotions secrètes. Elle compile des photographies de la réalité. La vie immédiate en est la matière : "Je n'ai pas le sentiment de "construire" une réalité, seulement de laisser une trace d'existence, de déposer quelque chose, sans finalité particulière, sans délai aucun de publication, du pur être-là". Plus tard, elle tient parallèlement un journal d'écriture constitué des doutes et des problèmes rencontrés lors de la composition de ses livres. Ces deux journaux opposent la sphère privée et la sphère publique, la vie et la littérature, l'inachèvement et la totalité, la passivité et l'action. A 20 ans, elle entreprend des études de lettres et obtient un diplôme d'études supérieures sur le Surréalisme (l'actuelle maîtrise) avant d'enseigner le français de la sixième à la terminale technique. C'est à la mort de son père qu'elle ressent la nécessité d'écrire et de se mettre en danger à travers cet exercice : dire "je", avoir une activité "luxueuse" - d'où le sentiment de trahir sa classe sociale d'origine : "l'une des façons de la "racheter" est qu'elle ne présente aucun confort" - et concourir à la "subversion des visions dominantes du monde", soit explorer des formes nouvelles d'écriture. Le livre de Pierre Bourdieu, Les Héritiers*(3), l'autorise à affronter son véritable projet qui consiste non seulement à mettre au jour le passage du monde dominé au monde dominant par les études mais encore à rechercher une vérité en dehors de soi : "Je sens l'écriture comme une transsubstantiation, comme la transformation de ce qui appartient au vécu, au "moi", en quelque chose existant tout à fait en dehors de ma personne. Quelque chose d'un ordre immatériel et par là même assimilable, compréhensible, au sens le plus fort de la "préhension" par les autres."
Style et influences
L'écriture d'Annie Ernaux rejette la fiction. Elle est coupante, précise, minérale, sans épanchement ni métaphores : "Il est important de savoir contre qui, contre quelle forme de littérature on écrit." Il s'agit de recréer concrètement la force de la langue originelle au travers de la langue élaborée acquise : "Mon imaginaire des mots, c'est la pierre et le couteau". Sa méthode de travail est fondée sur la mémoire en tant que manière "d'halluciner les images du souvenir, c'est-à-dire de les regarder jusqu'à avoir l'impression qu'elles sont réelles et que je suis dedans." La mémoire et le temps sont des thèmes omniprésents dans tous ses ouvrages mais plus particulièrement dans Les Années où elle capte les évènements qui composent l'air du temps de l'après-guerre à 2007 et L'Usage de la photo où elle fait un "usage écrit" de la photographie alors qu'elle prend conscience, à la suite d'un cancer du sein, d'un désir sexuel qu'elle ne se connaissait. Il s'agit de quatorze clichés pris sur les lieux de ses ébats avec son amant Marc Marie (ils commentent chacun de leur côté ces images).
Au fur et à mesure de l'entretien, Annie Ernaux évoque ses nombreuses influences : les Surréalistes (subversion totale), les intellectuels engagés (en particulier le sociologue Pierre Bourdieu), les critiques littéraires (Blanchot, Barthes, Goldmann, Starobinski, Butor, Jauss, Genette), les auteurs avec lesquels elle a un sentiment de proximité et de fraternité (Valéry Larbaud, Cesare Pavese, Paul Nizan), ceux qui la confortent dans sa recherche (Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Pascal Quignard, Jacques Roubaud, Serge Doubrovsky, Ferdinando Camon), ceux qu'elle admire (Jean-Jacques Rousseau, Marcel Proust, Gustave Flaubert, André Breton, Georges Perec, John Steinbeck, Virginia Woolf) et enfin le courant du Nouveau Roman et la recherche d'une forme littéraire en dehors de toute reproduction, soit l'éclatement de la fiction ancienne. Elle est épatée par la structure de Mrs Dalloway de Virginia Woolf et aime particulièrement l'oeuvre de Nathalie Sarraute, guidée par l'intention de dévoiler les enjeux de la vie sociale au moyen de la "sous-conversation", c'est-à-dire traquer les pensées et les mouvements les plus ténus de nos rapports avec les autres : "C'est moins le type d'écriture qui m'intéresse, qui me marque, que le projet qu'elle veut réaliser, qui se réalise à travers elle." En revanche, elle se sent étrangère à l'entreprise de Marguerite Duras (elle "fictionne" sa vie) et à l'usage de la poésie (incantations, reprises, effusions) à cause de l'absence d'historicité et de réalisme social.
Une auteur féministe ?
La mère d'Annie Ernaux accordait à sa fille la liberté de lire tout ce dont elle avait envie quand bon lui semblait, en l'absence totale de travaux dits féminins (couture, cuisine, ...). Elle lui a ainsi offert les conditions idéales pour réussir ses études en vue d'une indépendance matérielle. Annie Ernaux incarne un féminisme vivant renforcé par la lecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir (à 18 ans) et les conditions d'un avortement clandestin (le thème du récit L'Evènement en 2000). Elle milite au sein de l'association Choisir puis au MLAC de 1972 à 1975 (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception). Ses livres récents essuient de nombreuses critiques masculines, notamment concernant Passion simple, un anti-roman sentimental dans lequel sa liaison avec un homme marié sert de prétexte à dénoncer "une double obscénité" sociale et sexuelle : l'inégalité des conditions et des cultures entre hommes et femmes à travers un récit autobiographique rédigé de façon clinique. Elle s'étonne de ces réactions négatives alors que le phallocentrisme de Michel Houellebecq, par exemple, ne semble déranger personne ... Elle leur oppose, dans un aparté instructif, le quotidien de père de Raymond Carver - l'anti-macho - qui fut contraint de choisir la nouvelle car il ne pouvait pas se concentrer sur un texte long en présence de ses enfants criant et jouant dans un petit appartement. Cette anecdote lui permet de faire le lien entre ses propres difficultés de création et l'aliénation de la routine : travailler au dehors, s'occuper de ses deux enfants, faire les courses et les repas puis ne disposer que de quelques heures pour écrire et s'immerger dans un autre univers. Elle confesse un sentiment de culpabilité et d'illégitimité dès lors qu'elle se livre à une activité qui ne concerne pas la famille.
Un bout de ma propre enfance
A l'issue de ce long entretien, je me suis rappelée de l'école primaire où j'ai pris conscience des différences entre les élèves. Je fréquentais un établissement privé catholique du 10ème arrondissement de Paris où j'étais entourée d'une bande de copains d'origine sociale plutôt modeste par rapport à nos camarades qui habitaient de chics appartements haussmanniens. Notre groupe était composé de Diane et Cécile (mes meilleures amies), Flavie (la fille des gérants du Bouquet du Nord en bas de chez moi), Nicolas (le fils du boucher), Dominique et Nicolas (les jumeaux martiniquais), Frédéric (l'eurasien aux parents divorcés) et Stéphanie (une môme en surpoids). Nous étions tous un peu marginaux, chacun à notre manière, et peu appréciés des professeurs. Je me souviens de notre émerveillement lors des goûters d'anniversaire bourgeois, de la beauté des livres pop-up d'Aurélien, de l'immense chambre de Céline, du parquet ciré chez François-Xavier, de la gouvernante au plateau d'argent qui faisait faire ses devoirs à Virginie. Je me souviens aussi de l'immeuble de mes parents situé rue de Maubeuge à deux pas de la Gare du Nord. Il nous fallait traverser le hall où se trouvait la loge de la gardienne portugaise, passer à droite de l'ascenseur qui desservait uniquement les appartements des "riches", ouvrir une porte en bois pour accéder aux escaliers des "pauvres" et monter jusqu'au sixième et dernier étage où se trouvait notre petit appartement sous les toits. Je me souviens enfin de la cabine d'ascenseur en fin de course, une sorte de caisson carré dissimulant la machinerie du treuil, qui dépassait d'un mètre le sol de ma chambre et me servait d'esplanade pour sauter en hauteur dans mon lit comme on plonge dans un rêve. J'aimais ce nid douillet insolite parce qu'il abritait des heures de lecture près du chauffage à gaz.
Lire un petit poème sur le chagrin d'école :
http://marieaimeecarteron.blogspot.fr/2013/07/chagrin-decole.html
La porte d'entrée du 27 rue de Maubeuge à Paris |
Note
*(3) : Les Héritiers : les étudiants et la culture, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Editions de Minuit, Collection Le sens commun (1964).
Quatrième de couverture : A partir des statistiques qui mesurent l'inégalité des chances d'accès à l'enseignement supérieur selon l'origine sociale et le sexe et en s'appuyant sur l'étude empirique des attitudes des étudiants et de professeurs ainsi que sur l'analyse des règles - souvent non écrites - du jeu universitaire, on peut mettre en évidence, par-delà l'influence des inégalités économiques, le rôle de l'héritage culturel, capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire, que les enfants des classes défavorisées doivent à leur milieu familial et qui constitue un patrimoine d'autant plus rentable que professeurs et étudiants répugnent à le percevoir comme un produit social.
***** Le vrai lieu *****
Entretiens avec Michelle Porte (2014)
En janvier 2011, Michelle Porte tourne un documentaire : Les mots comme des pierres, Annie Ernaux écrivain (Folamour Production). Dans ce face à face rapproché sous l'oeil sans regard de la caméra, l'auteure tient des propos spontanés et a le sentiment de n'avoir "jamais autant tourné autour de la place réelle et imaginaire de l'écriture dans ma vie. Pour, ultimement - et peut-être en écho à la phrase de mes parents me décrivant à 12 ans "elle est toujours dans les livres" - en venir à ceci, qu'elle, l'écriture, est "mon vrai lieu". De tous les lieux occupés, le seul immatériel, assignable nulle part, mais qui, j'en suis certaine, les contient tous d'une façon ou d'une autre."
La maison de Cergy-Pontoise (le lieu de la création)
Au milieu des années 1970, le chantier de construction géant de la Ville Nouvelle de Cergy-Pontoise, truffé de grues, contraste avec les ruines de guerre d'Yvetot, la ville de jeunesse d'Annie Ernaux, où l'on mourait sous les bombardements. Cergy est un lieu de changements rapides (apparition du RER et des centres commerciaux) et de brassage de population sans présence de HLM ni "coeur bourgeois" ("cette puissance ancienne d'un ordre social, de l'argent, manifestée dans les bâtiments"). En 1977, le mari d'Annie Ernaux obtient un poste dans l'administration de la Ville où ils viennent habiter. Leur maison spacieuse est le seul endroit où l'écrivain peut travailler en silence à l'abri des regards. Elle aime le jardin, la vue sur la vallée de l'Oise et les étangs de Cergy-Neuville. En 1980, après la rupture de son couple, elle reste avec ses deux fils et ses deux chats (elle a besoin d'animaux) dans la maison dont la façade plutôt laide et de "mauvais goût" ressemble "à un gâteau à trois tranches : un rez-de-chaussée en meulière, un étage en crépi et un autre en brique, un toit trop plat. Une maison baroque, construite juste après la guerre, sans doute celle d'un parvenu. Moi aussi, d'une certaine façon, je le suis." Paradoxalement, elle ne se rend jamais à Paris alors qu'elle rêvait autrefois d'y aller (elle visite la capitale à seulement 20 ans, une fois émancipée de ses parents).
L'épicerie d'Yvetot (l'enfance au Pays de Caux)
Annie Ernaux naît à Lillebonne où la famille tient un premier commerce jusqu'à ses 5 ans ("Les clients nous voyaient manger, me voyaient faire mes devoirs. C'était une vie publique!"). Ses parents font ensuite l'acquisition d'un café-épicerie avec un cellier et une cour dans le quartier du Clos-des-Parts à Yvetot. Leur clientèle est constituée d'ouvriers et d'employés. La maison fait souvent crédit : les familles nombreuses ont faim, les hommes en souffrance sociale consomment beaucoup d'alcool, les enfants sont malheureux. Annie a donc une expérience précoce de la pauvreté malgré les bonheurs et les plaisirs de la maison (fêtes, repas, chansons). A 7 ou 8 ans, elle écrit des lettres à son amie fictive Denise. Cette correspondance imaginaire s'adresse inconsciemment à sa soeur morte de diphtérie à 6 ans (un secret de famille éventé). Vers 14 ou 15 ans, elle a besoin de solitude et se réfugie dans sa chambre. Elle ressent violemment les différences sociales lorsqu'elle intègre le pensionnat Saint-Michel, l'école privée choisie par sa mère car proche du domicile (elle n'aura pas à se déplacer pour se rendre au catéchisme).
La "honte d'avoir honte" de parents bistrotiers |
Les névroses parentales (la cellule de crise)
Les parents d'Annie Ernaux forment un couple non traditionnel. Le père est un homme doux et très gai. Il cuisine, joue avec sa fille, lui lit des histoires, la conduit à l'école et vient la chercher le soir. La mère est une femme flamboyante, même si éloignée des codes de la "féminité" (elle est coquette uniquement pour sortir), mais violente et autoritaire. Elle s'occupe du linge, du repassage, des comptes et des lois religieuses (elle est croyante et pratiquante à l'extrême). Elle est très fière de l'excellence des résultats scolaires de sa fille mais lutte continuellement avec elle surtout à propos de la liberté sexuelle car elle a une défiance vis à vis de la domination masculine (gifles, scènes, exclamations de colère concernant le "danger de tomber enceinte" ou de "tirer le mauvais numéro"). Elle va jusqu'à brûler les journaux trop intimes d'Annie, tenus entre 16 et 22 ans, dans le fourneau de la cuisinière. L'été de ses 12 ans, Annie est témoin d'une scène traumatisante : son père tire sa mère par les cheveux jusqu'à la cave et menace de la tuer. Il la serre près du billot où est fichée une serpe à couper le bois. Ce sera le sujet du livre La honte : "Le danger pour moi était dans le geste d'écrire cette scène. Comme si je n'allais plus pouvoir écrire ensuite, une sorte de châtiment pour avoir transgressé un interdit."
L'univers de la lecture (le fossé culturel)
La mère d'Annie a un rapport de pure admiration et de dévotion vis à vis de la littérature (goûts très éclectiques). Elle tient le livre pour un objet sacré qui peut toutefois s'avérer néfaste : "Le sésame de tout, d'un accès à quelque chose de supérieur, d'important pour la vie et qui, pour cette raison, à ses yeux, pouvait s'avérer nuisible. C'est ainsi qu'elle n'avait pas voulu que je lise Une vie de Maupassant, me jugeant trop jeune, interdiction que j'ai naturellement enfreinte." Elle achète très tôt à sa fille un premier dictionnaire, puis les romans de la bibliothèque verte et les volumes de Brigitte (la série bienpensante de Berthe Bernage). Elle l'incite à consacrer tout son temps à l'étude et à la lecture. A cet effet, elle ne lui demande jamais d'aide pour les tâches ménagères ou le service à l'épicerie. Annie passe ses matinées au lit avec un livre jusqu'à midi lorsqu'il n'y a pas école. Le fossé culturel se creuse avec son père vers 16-17 ans car il manifeste une totale indifférence à la lecture : "Les livres c'est bon pour toi, moi je n'en ai pas besoin pour vivre". Il penche pour la lucidité et les faits réels racontés dans les journaux. Annie se souvient de ses premières lectures marquantes : Les raisins de la colère, Les fleurs du mal, un ouvrage de Gustave Cohen sur Ronsard, La Métamorphose de Kafka et surtout l'héroïne de Jane Eyre dont l'amie, Helen, meurt au pensionnat : "En écrivant L'autre fille, j'ai réalisé que ma soeur était morte dans le petit lit où j'ai dormi jusqu'à 7 ou 8 ans, ou moi-même j'avais failli mourir du tétanos." Adulte, elle découvre le Nouveau Roman à la bibliothèque publique de Finchley en Grande Bretagne où elle travaille au pair dans une famille de la banlieue de Londres. Lorsqu'elle décide d'écrire à son tour, elle se confronte à plusieurs difficultés : un avortement, un mariage rapide, une naissance non voulue mais finalement acceptée dans la joie, des diplômes supérieurs à obtenir (cours par correspondance et thèse sur Marivaux) et une nomination en tant que professeur (un poste à 40 kilomètres).
L'espace de la page (l'écriture déchire les apparences)
A propos de La Place, Annie Ernaux explique qu'elle a utilisé une écriture de constat, plate, factuelle, débarrassée de jugements de valeur, dépouillée d'affects afin d'être au plus près de la réalité et éviter le double piège du misérabilisme (noircir le tableau) et du populisme (montrer la grandeur d'une condition d'ouvrier). Elle souhaitait retourner en enfance et décrire la culture de ce milieu populaire. C'est pourquoi, elle a inséré les mots de ses parents dans la trame du texte pour que cela sonne juste et transmette leur vision du monde : "Les souvenirs sont des choses. Les mots aussi sont des choses. Il fait que je les ressente comme des pierres, impossibles à bouger sur la page, à un moment. Tant que je n'ai pas atteint cet état, cette matière du mot, de la phrase, ça ne me convient pas, c'est gratuit. Tout cela relève de l'imaginaire, bien sûr, de l'imaginaire de l'écriture. Ecrire, je le vois comme sortir des pierres du fond d'une rivière. C'est ça." Ce style tranchant comme un couteau "déchire les apparences", décharne la réalité pour la faire voir, éclaircit l'opacité de la vie et remonte le fil du temps dans la mesure où "il change continuellement les êtres, leurs pensées, leurs croyances, leurs goûts, d'où l'impossibilité de parler d'une identité fixe (...) Ecrire est un état de la conscience particulier, qui fait que je ne peux pas penser comme avant." Qu'est ce que le style justement ? Elle en donne la définition suivante : "C'est un accord entre sa voix à soi la plus profonde, indicible, et la langue, les ressources de la langue. C'est réussir à introduire dans la langue cette voix, faite de son enfance, de son histoire".
Le piège de l'autofiction (le refus d'être enfermée)
Annie Ernaux s'est toujours révoltée contre l'assimilation de sa démarche d'écriture à l'autofiction parce que dans le terme même il y a quelque chose de replié sur soi, de fermé au monde : "Je n'ai jamais eu envie que le livre soit une chose personnelle. Ce n'est pas parce que les choses me sont arrivées à moi que je les écris, c'est parce qu'elles sont arrivées, qu'elles ne sont donc pas uniques. Dans La honte, La place, Passion simple, ce n'est pas la particularité d'une expérience que j'ai voulu saisir mais sa généralité indicible. "
Le vide de la séparation
Annie Ernaux ne cesse de questionner ses origines prolétaires et provinciales en creusant, livre après, livre, le même trou pour donner du sens au vide de la séparation : "Cette accession au savoir s'accompagne d'une séparation. Au fond je ne m'y résous pas, à cette séparation, c'est peut-être pour ça que j'écris". Lorsque j'ai refermé ce livre d'entretiens, je me suis précisément trouvé face à une séparation douloureuse. Je n'avais pas envie de quitter l'auteure mais, au contraire, d'entendre à nouveau sa voix pour mieux la comprendre. Pour mieux me surprendre. Car en réalité, comme le dit Marcel Proust dans Le Temps retrouvé : "Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même".
A la ville comme sur les pages, le style d'Annie Ernaux ne triche pas Il est refus de l'artifice et de la coquetterie |
***** Regarde les lumières mon amour *****
Le titre fait référence à l'exclamation d'une maman qui s'adresse à sa petite fille devant les illuminations de Noël |
Un grand rendez-vous humain
Annie Ernaux se prête à nouveau à l'exercice de "raconter la vie". Son journal, publié en mars 2014, est celui d'une cliente habituelle de l'hypermarché Auchan de Cergy. Le titre Regarde les lumières mon amour fonctionne à la fois comme une invitation et comme antiphrase. Ce que l'écrivaine nous donne à voir, c'est la banalité du supermarché, mais aussi sa capacité de divertissement, sa fonction sociale, économique et politique. Son regard s'attarde surtout sur les êtres de ce grand rendez-vous humain où se côtoient la diversité des origines, des âges, des conditions sociales et des comportements car l'hyper dévoile la façon de vivre, les ressources, la structure familiale, l'univers intime.
Une plongée sensible dans un prétendu non-lieu
Nous poussons le chariot dans les allées du supermarché, nous prenons l'escalator et nous passons en caisse en compagnie de l'auteure (le moment le plus chargé de tensions et d'irritations). Au fil de ses déambulations, elle décrypte la structure de l'édifice, le contrôle des vigiles, les promotions, le défilé d'adolescents pendant les vacances scolaires, la place des rayons (le super discount au fond, à côté de la nourriture pour animaux) et l'excès de marchandises (les trésors de l'épicerie fine ou l'étal désert de la poissonnerie face à la collecte nationale de la Banque alimentaire), J'ai particulièrement aimé la précision, la vivacité, l'humour et parfois la révolte de ses réflexions quant au rêve des femmes devant les articles de beauté de la parapharmacie ("Rien n'a changé depuis Le Bonheur des dames, les femmes sont toujours la première cible consentante du commerce"), à l'absence de littérature parmi le foisonnement des ouvrages pratiques à l'espace librairie (en particulier les livres de cuisine assurant "la pérennité de la femme aux casseroles") et à la profusion de jouets pour garçons et filles : l'exploit versus le ménage, la séduction et le pouponnage ("Je suis agitée de colère et d'impuissance. Je pense aux Femen, c'est ici qu'il vous faut venir, à la source du façonnement de nos inconscients, faire un beau saccage de tous ces objets de transmission").
Faire un geste politique
Annie Ernaux est attentive aux exclus de la consommation ou à ceux qui au Bangladesh la paient de leur vie. Elle rejette la carte de fidélité car elle ne souhaite pas se soumettre à la stratégie d'incitation consumériste pratiquée par toutes les grandes surfaces. Elle refuse également de se servir des caisses Rapid : "Sur internet je lis que l'engin qui sert à scanner est appelé un pistolet et que des consommateurs se déclarent satisfaits du système. De l'arme qui élimine les caissières et nous livre en même temps au pouvoir discrétionnaire de l'hyper". Il se peut que cette vie disparaisse un jour et que le supermarché soit supplanté par la commande sur internet ou le "drive". Les enfants d'aujourd'hui devenus adultes se souviendront alors avec mélancolie des courses "comme les plus de cinquante ans gardent en mémoire les épiceries odorantes d'hier où ils allaient "au lait" avec un broc en métal."
***** Pour aller plus loin *****
***** Entretiens radiophoniques avec Laure Adler *****
"Hors-champs" sur France Culture
La lecture :
http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-annie-ernaux-13-la-lecture-2014-10-06
L'atelier d'écriture :
http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-annie-ernaux-23-l-atelier-d-ecriture-2014-10-07
Le rapport au temps :
http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-annie-ernaux-33-le-rapport-au-temps-2014-10-08
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