Agnès Desarthe, née en 1966, est la fille du célèbre pédiatre et auteur Aldo Naouri (passionné par la psychanalyse). Agrégée d'anglais, elle a d'abord travaillé comme traductrice avant d'écrire de nombreux titres pour la jeunesse ainsi qu'une douzaine de livres pour adultes. Elle a également, en collaboration avec Geneviève Brisac, son éditrice à L'Ecole des loisirs, consacré à Virginia Woolf une émission sur France Culture et publié un essai consacré à la romancière britannique : V.W, le mélange des genres.
Grâce à une narration enchevêtrée, Agnès Desarthe raconte les tribulations de Rose, héroïne bisexuelle rescapée d'une enfance douloureuse au Danemark, qui traverse la misère dans le Paris des années 1910 à 1930 avant de découvrir l'amour maternel auprès d'un nourrisson abandonné. Peu d'hommes - ou absents - dans cet envoutant roman d'apprentissage féministe, superbement écrit, qui se lit comme un roman anglais à la Thomas Hardy.
Rose est la fille de René de Maisonneuve, capitaine d'origine écossaise, et de Kristina, nymphomane d'une éblouissante beauté et benjamine des Matthisen (une grande famille d'aristocrates danois). Elle suscite rapidement le dégoût de sa mère dont elle craint les crises de nerfs (port de la camisole) mais admire les actions humanistes (lutte contre l'esclavage, visite aux prisonniers, collection des numéros de La Fronde). Elle grandit entre le Danemark (un austère château de briques à Sorö), l'Afrique (son père y est envoyé en mission) et Saint-Germain-en-Laye (elle étudie à l'école des filles de la Salle) avant de débarquer seule à Paris en 1909. Elle parle trois langues (français, anglais, dioula), pose pour des photographes et travaille chez Marthe comme femme de ménage au Café Moderne.
En 1911, elle habite rue Pigalle avec Emile, un précepteur rencontré au marché des Halles, qui meurt rapidement de la tuberculose. Elle souffre de la faim et du froid tandis que son corps se dégrade mais elle préfère mentir à son père pour ne pas l'inquiéter (elle se proclame interprète trilingue à l'ambassade). Elle s'évanouit à la poste le jour où elle reçoit un courrier assassin de sa mère (une déclaration de désamour !). Kristina ne veut plus avoir de ses nouvelles : "Avoue que tu t'es enfuie et au moins tu gagneras un peu du lustre de l'héroïne de ces romans dont ta lettre interminable et stupide prouve que tu t'es abreuvée jusqu'à l'écoeurement (le mien en tout cas) (...) Si prochaine fois il y a, donc, tu me feras le plaisir de t'adresser à Mama Trude qui n'a rien d'autre à faire dans son lit que de laisser trembloter des papiers entre ses grosses pattes bouffies. Comme elle est à moitié aveugle, elle n'aura pas, comme je l'ai eu, l'amer déplaisir de constater que sa descendance a irrémédiablement déchu. Ne m'écris plus. Ne viens jamais. Je ne t'aime pas."
En 1912, Rose est employée dans la fumerie d'opium de Monsieur Wong qui l'a ramassée dans la rue, lavée, tondue, soignée et nourrie. Elle est cependant malade à cause de la drogue inhalée (visions et cauchemars). C'est alors qu'elle obtient un poste d'habilleuse à l'Opéra Comique grâce à son amante, Louise, une danseuse qui méprise son mari Ronan (un homme riche et généreux). Elles traversent ensemble la guerre de 1914-1918 en tant qu'infirmières. Puis, l'héritage de Ronan, mort des suites d'une blessure de guerre en 1924, leur permet d'acheter un appartement rue Delambre. Tandis que Louise gaspille l'argent en meubles et décorations, Rose continue de travailler pour rembourser une "dette morale" envers Ronan (elle éprouvait de la tendresse à l'égard du mari délaissé). Tous les matins, elle consigne ses états d'âme dans un carnet : "Comment ma vie peut-elle avoir si peu de sens ? Pourquoi faut-il que tout s'y déroule à l'envers ? Oui, c'est cela. Ma vie est l'envers du cercle à broder. Regardez-le d'en haut et peut-être verrez-vous l'alouette se poser sur l'iris ; regardez-le d'en dessous et c'est une forêt de fils embrouillés et de noeuds. J'ai beau m'efforcer de créer un motif, de là où je me tiens, je ne profite que du désordre."
En 1928, un huissier vient confier à Rose sa filleule Ida. Elle s'occupe d'emblée du nourrisson alors que Louise l'abandonne à son rôle de mère (elle ne veut pas s'encombrer d'un enfant et renoue avec Dora, son ancienne amie lesbienne) : "L'enfant, comme un bélier, a frappé son crâne contre l'huis de ma poitrine. Son crâne n'était pas fragile. Il n'avait rien d'une boîte. Il était opaque et dense comme du bois flotté, saturé de mucus et de rage. Chaud comme une brique mise au feu pour sécher l'humidité des draps." Un an plus tard, Rose revient au Danemark pour l'enterrement de sa mère. Elle apprend de la bouche de Mama Trude (sa grand-mère) que Kristina avait à l'époque choisi Zelada (la gouvernante tant adorée de Rose) d'après un fait divers paru dans le journal : la nounou, prête à tout pour défendre un enfant, a tué à coups de hache le garde-chasse qui abusait de la petite Lydia dont elle avait la garde à Copenhague. Ainsi Rose était protégée de la haine de Kristina qui ne pourrait pas nuire à sa propre fille. En 1931, Rose vient à nouveau dans son pays natal - cette fois-ci accompagnée d'Ida - et s'interroge quant à la nature de son perpétuel sentiment d'abandon. Elle a survécu aux séparations, et a même trouvé la force d'éprouver le plus grand amour qui soit : celui d'une mère que son enfant quittera un jour ou l'autre pour fonder sa propre famille : "Comment savoir ? A droite, à gauche ? Ou aller ? Car tout n'est qu'un cercle. Et toujours, celle qui m'abandonne me sauve, ma mère d'abord, puis Zelada, et Louise enfin. Elle sourit en pensant qu'un jour, Ida aussi l'abandonnera".
Le livre se termine avec l'image d'Ida qui entre dans un lac, attirée par la perfection de l'eau et de ses reflets joueurs. On peut déceler ici un clin d'oeil de l'auteur au suicide de Virginia Woolf qui s'est jetée dans la rivière Ouse, près de Monk's House, sa maison de Rodmell (un village situé dans le Sussex). La romancière britannique a sans aucun doute beaucoup influencée Agnès Desarthe qui a également évoqué à travers l'histoire de Rose et de Louise celle de Virginia Woolf et sa grande amie bisexuelle Vita Sackville-West.
Virginia Woolf en 1902, photographie de George Charles Beresford colorisée par Dana Keller : www.danarkeller.com |
Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C'est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie
Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu'elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux
Les brebis s'en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d'argent
Des soldats passent et que n'ai-je
Un coeur à moi ce coeur changeant
Changeant et puis encore que sais-je
Sais-je où s'en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s'en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l'automne
Que jonchent aussi nos aveux
Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s'écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine.
Extrait de Alcools, 1913.
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