La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

jeudi 29 août 2013

Du domaine des murmures, Carole Martinez

Ce roman a gagné le Prix Goncourt des lycéens en 2011.

En l'an 1187, Esclarmonde, jeune fille de quinze ans, refuse de s'unir avec Lothaire (son prétendant) et se coupe une oreille. Elle décide de vivre enfermée jusqu’à sa mort dans une petite cellule scellée contre les murs de la Chapelle bâtie par son père, le seigneur du domaine des Murmures, en l’honneur de Sainte Agnès (morte en martyre à l’âge de treize ans avec le Christ pour unique époux). 

Alors qu’Esclarmonde chemine vers sa réclusion à Hautepierre, petit village situé dans la vallée de la Loue*(1) en Franche-Comté, elle est violée dans la forêt par un mystérieux personnage. Elle dissimule cet outrage pour sauver son honneur : « Aux yeux de tous, je resterais pucelle ! Des religieuses, envoyées par l’archevêque, avaient constaté ma virginité deux jours auparavant. Je ne parlerais de mon viol à personne ». Elle cache également son fils Elzéar (« secours de Dieu ») – dont le seigneur des Murmures, à moitié fou, a percé les paumes avec une masse et un gros clou le jour de sa naissance – dans le ventre de pierre de sa cellule dénuée de tout confort (une chaise en bois, une fosse pleine de paille en guise de lit, un vase en fer, une cuvette en faïence, un récipient pour puiser de l’eau et une lampe à huile). Lothaire, fou d’amour, ne cesse de venir chanter des poèmes sous sa fenestrelle : « O chère Dame, tu as choisi d’épouser quatre murs de pierre et ton corps si mignon est prisonnier de la plus froide des étreintes. Comment peux-tu, la belle, ignorer la chaleur de mes bras et préférer à mon amour ardent, à mon chant, à ma fidélité, le silence glacé de cette tombe ? Ne vois-tu pas, cruelle, que je me meurs de désir ? Et que ma vie s’est arrêtée ce jour où tu m’as refusé ? ».

Le seigneur des Murmures épouse Douce en secondes noces. Celle-ci est horrifiée lorsqu’elle découvre les mains de son mari clouées au lit. Elle entend des murmures pendant son sommeil : s'agit-il de quelqu’un qui gratte et gémit dans l’épaisseur des murs ? Elle est persuadée qu’il s’agit du spectre d’Emengarde enterrée vivante dans les fondations du bâtiment (la légende à l’origine du nom du château). Esclarmonde exige que son père parte en croisade afin qu'il ne sombre pas totalement dans la folie. Elle verra en rêve tous ses exploits à travers les stigmates d’Elzéar : « ses mains percées ne me donnaient accès qu’au regard de mon père (…) et mes nuits étaient toujours emplies des souffrances du croisé que les caresses quotidiennes d’Elzéar me condamnaient à partager. Je vivais son calvaire de l’intérieur, j’étais ses pieds, ses yeux, sa chair. J’étais accroché à mon père comme le gui à l’arbre, j’embrassais sa pensée aussi clairement qu’au soir de mes noces manquées ».

Avant de mourir en Terre sainte, le seigneur fait une révélation qui est un véritable coup de théâtre : il confie être le père d’Elzéar à Thierry, l'archevêque de Besançon. Esclarmonde est immédiatement sommée par l’Eglise de faire vœu de silence éternel en pénitence du mensonge (par omission) dont elle s’est rendue coupable. Le jour où un incendie accidentel se déclare dans la chapelle, Lothaire vient délivrer le corps de sa bien-aimée qui expire à l’air libre : « J’ai souvenir d’avoir senti l’air sur ma peau, l’herbe entre mes doigts et ma langue nouée par sa promesse (…) Je suis partie amoureuse du ciel immense contenu dans les yeux doux de Lothaire ». La mort s’abat brutalement sur le fief comme « affamé par cinq années de jeûne » (la princesse emmurée a éloigné la Faucheuse pendant cette période). Douce débaptise alors Elzéar et l'élève comme son propre enfant (son fils, Phébus, est décédé suite à une chute de cheval).

Ce roman est un peu moins captivant que Le Cœur cousu (premier opus de Carole Martinez). Bien que l'auteur soit très douée pour réaliser le portrait d’une femme insoumise et restituer la langue et les légendes médiévales (notamment celle d’Amaury, l’un des sires de Joux, et de son cheval Gauvin*(2)), elle ne se montre pas vraiment convaincante avec cette héroïne vivant en lisière de songe. La trame fantastique du récit n’est pas assez exploitée au profit des longues aventures des croisés sans grand intérêt. Lorsque je suis tombée par hasard cet été sur la photo de la robe de mariée de Philomena de Tornos*(3), créée par Christian Lacroix (le couturier arlésien), j’ai immédiatement pensé à la femme fantôme sur la couverture du livre de poche (édition folio). Cette robe qui aurait pu être taillée pour Esclarmonde est actuellement exposée à Arles dans l’église de l’abbaye de Montmajour *(4).

Certains lecteurs décèleront peut-être dans le roman de Carole Martinez, l’influence du conte des frères Grimm : Raiponce*(5). En effet, lorsque la princesse aux longs cheveux dorés atteint l’âge de douze ans, la sorcière l’enferme au sommet d’une haute tour qui n’a ni escalier ni porte, rien qu’une petite fenêtre. Un prince amoureux viendra la délivrer de sa prison.

La Source de la Loue, Gustave Courbet (1864)
The Metropolitan Museum of Art, New York

Robe de mariée, création de Christian Lacroix pour Philomena de Tornos
(Duchesse de Vandôme)

***** Notes *****

*(1La Loue est une rivière française qui s’écoule de Ouhans (commune située au nord de Pontarlier) à Parcey dans le Jura où elle se jette dans le Doubs après un parcours d’environ 130 kilomètres. La Source de la Loue est l’un des sites privilégiés par Gustave Courbet dans ses peintures de paysages francs-comtois. Il y consacra plusieurs toiles aux alentours de 1863-1864. Chacune présente la source de la Loue qui surgit des entrailles de la terre, cadrée de différentes manières. Mais toujours, on trouve cette obsession de la cavité sombre de laquelle jaillit un flot tumultueux. Courbet y voyait-il une allégorie de la femme-mère, nourricière, procréatrice ou bien de façon plus triviale, de la femme-fantasme ?

*(2) : Pour en savoir plus sur la légende du sire de Joux:

*(3)La princesse Philomena, née en 1977 à Vienne, réunit deux nationalités: espagnole par son père (Alfonso de Tornos) et autrichienne par sa mère (Marie-Antoinette von Steinhart). Elle a étudié les langues et civilisations russe et germanique à la Sorbonne à Paris. Elle parle couramment le français, l'allemand, l'anglais, l'espagnol, l’italien, le russe et l’arabe. Elle a travaillé cinq ans comme cadre dans une société industrielle française d'extraction de roches. Après son expérience professionnelle, elle décide de se dédier un temps à sa passion pour la mer et le grand large. En épousant le prince Jean de France, le 2 mai 2009 à Senlis, elle est devenue officiellement la nouvelle duchesse de Vendôme.

*(4: Christian Lacroix propose un libre parcours parsemé de ses réalisations (costumes d'Aïda pour l'opéra de Cologne) et d'une sélection de vêtements, objets liturgiques, oeuvres d'art contemporain du Cirva (Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques) à l'Abbaye de Montmajour à Arles: 

Exposition "Mon île de Montmajour", route de Fontvieille, 13200 Arles
Jusqu'au 3 novembre 2013 dans le cadre de Marseille Provence 2013 (7,50 € l'entrée, téléphoner au 04 90 54 86 40).

*(5)Pour lire le résumé du conte:

mardi 20 août 2013

Y revenir, Dominique Ané

«  J'ai cru que j'étais né au terme d'un voyage que je n'avais pas fait, et que je ne pouvais accomplir qu'à rebours ».

Né en 1968 à Provins en Seine-et-Marne, Dominique Ané est connu sous son nom de chanteur : Dominique A. Il est l'auteur d’une dizaine d’albums dont La Fossette qui donna, en 1992, un son et un souffle nouveaux à la scène française.

Longtemps, Dominique a cru que Provins était le seul bout du monde possible : "l'unique port au seuil d'une mer qui n'existait pas ». La ville, cernée par les champs de betteraves, lui apparaissait comme un décor gothique immuable avec ses remparts en ruines, la Tour César (autrefois une prison), les rues d’une « tristesse dont il est difficile de se soustraire », les gens silencieux marchant sous la pluie et les lancers de faucons lors des fêtes médiévales.

Dominique grandit au sein d’une famille prolétaire et unie qui vit rue des Marais au-dessus d'une école primaire. Son père est instituteur à Champbenoist et peint des paysages de montagne. Sa mère est au foyer. Dès la petite enfance, il ressent une grande tristesse lorsqu’un évènement gai se termine, en particulier quand il entend le générique de fin de l’épisode de Bonne nuit les petits : « La pilule ne passe pas: les choses finissent. J'en ai très tôt conscience. A peine commence-t-on à en profiter qu'il faut y renoncer. Quand ce que j'attendais se produit, j'anticipe l'épreuve de la fin; je devance la déception qui en découle, afin d'en atténuer les effets ». 

A l’école, il a peur des camarades qui se moquent de sa douceur et de sa vulnérabilité et le frappent facilement : « Je ne peux qu’avoir le cran d’accepter ma faiblesse, et d’en payer le prix, la peur, en espérant qu’elle suscite l’indulgence, et que les autres me laissent passer ». Il est terrorisé par les séances de piscine où le maître-nageur le fait plonger jusqu’à épuisement en éloignant à chaque fois un peu plus la perche. Puisqu’il est un garçon sensible dans un environnement hostile, il élabore un incroyable stratagème pour masquer sa fragilité, une mise en abyme – un film dans un film - qui lui permet de prendre de la distance par rapport au monde extérieur dont il se méfie : « Sur le chemin de l’école, j’invente une méthode de protection. J’imite le générique des programmes éducatifs vus en classe, et me mets à ce signal en situation de caméra subjective : j’enregistre les éléments de la réalité autour de moi, tout en imaginant être moi-même filmé et objet d’étude. Le filtre de la caméra imaginaire, derrière laquelle je me projette en pensée, me laisse à croire que je ne suis pas en contact avec le réel, que celui-ci n’est fait que d’une substance fictionnelle, inoffensive. Je fais entrer la vie dans un caisson de décontamination chimérique. Je ne l’en sors qu’au retour de l’école, une fois tout danger écarté, en lançant le générique de fin ». Ce passage m’a rappelé ma propre enfance, la phobie scolaire et une astuce pour dompter ma timidité excessive. J’interrogeais mon reflet dans les miroirs : Suis-je vraiment moi ou ne suis-je qu’une image ? Est-ce que j’existe vraiment ? Pourquoi ne pas construire un autre moi, plus fort, qui oserait répondre aux instituteurs et à mes camarades ?

Dominique est effacé jusqu'à sa rencontre avec Vincent dont la vitalité le séduit. Ils s'admirent mutuellement tout en utilisant l'ironie comme paravent de la pudeur adolescente. Ils écoutent beaucoup de disques ensemble, entretiennent une passion pour la musique punk anglaise et la new wave alors en pleine effervescence et ont le projet de monter un groupe de rock. Puis leur amitié se brise lorsque Dominique s'empare d'un magnétophone, enregistre seul ses premières chansons sur des mélodies improvisées et déménage à Nantes où son père est muté.

Adulte, bien que tétanisé par sa vénération pour la littérature, il persévère à écrire des textes : « écrire consiste peut-être en ça aussi : reconnaître son impuissance à le faire, et s’y atteler malgré tout ». Il a l’espoir que les mots couchés sur le papier lui permettront de ne plus vivre « tel un satellite autour de mon passé » et de couper, enfin, les liens avec Provins vers laquelle il ne cesse de revenir. En effet, l’amour du terroir l’incite à se perdre régulièrement parmi les lieux de son enfance. Il contemple les façades repeintes et les demeures à colombages rénovées. Il retrouve ainsi « ce paysage minimal et le vertige qu’il provoque en moi » et se complait à « ausculter le foyer de ma mélancolie ». Il est au diapason de ce lieu âpre qui lui ressemble : « Nous sommes assortis, unis pour la vie par une même mélancolie âcre et agressive, un même goût de la poussière et du marécage, de ce qui recouvre et englue, chacun à l’abri derrière sa forteresse, guettant l’ennemi depuis les meurtrières, portant sur la plaine le même regard d’envie et d’inquiétude face à tout ce qui peut en surgir, toute nouveauté susceptible de bouleverser l’ordre des choses ».

J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce court récit d’à peine 90 pages. Dominique A nous livre une évocation subtile et poétique des lieux qui le hantent. Nicolas Bouvier, grand écrivain-voyageur suisse, dit dans L’Usage du monde : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait ». Cette phrase correspond bien aux allers et retours du chanteur à l'affut d’un parfum de nostalgie nécessaire à la composition de ses chansons. Le refrain de son dernier titre, plutôt désabusé, témoigne d’un regret que je partage : celui de voir disparaître la beauté de notre société.

« Rendez-nous la lumière
Rendez-nous la beauté
Le monde était si beau
Et nous l’avons gâché ».

Chanson à écouter en live :
http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=be5e7xA2HGY


mardi 13 août 2013

La contemplation des premiers matins

Carole Laure dans La Menace, film d'Alain Corneau (1977)

A toutes celles qui sont tristes de ne plus surprendre le regard troublé de l'être aimé dans la contemplation des premiers matins.

Dans un long plan fixe, Yves Montand regarde amoureusement Carole Laure se réveiller. Elle est d’abord couchée sur le ventre et serre un oreiller entre ses bras. Ses cheveux noirs couvrent la peau blanche de son dos nu. Puis, elle frémit sous un baiser, se retourne lentement et offre ses petits seins dressés à son amant avant que le temps ne menace d'emporter l'éclat de ses prunelles.

lundi 12 août 2013

Un été avec Proust

Parmi les nombreux ouvrages célébrant cette année le centenaire de la publication du roman de Marcel Proust, Du côté de chez Swann (1913), j'ai choisi de me plonger dans le premier opus de Paul Vacca dont le titre fait écho à la description du clocher de l'église de Combray.

Le jeune héros (13 ans) est le narrateur de l'histoire. Cependant, il n'emploie jamais le pronom personnel "je" mais s'adresse à sa mère par le biais du tutoiement (elle semble être l'unique destinataire du roman). Le lecteur ne connaîtra pas l'identité du héros - bien que nous puissions supposer qu'il s'agit d'une autobiographie - car celui-ci laisse le soin à ses parents, Aldo et Paola, de l'appeler "mon fils" ou "mon chéri". L'action se déroule "Chez nous", le bar familial situé à Montigny, un petit village du Nord de la France. 

Le héros est bouleversé par la lecture de Du côté de chez Swann laissé par une jolie femme, Sandra Maréchal (mère de famille pour laquelle il ressent ses premiers émois amoureux), dans l'herbe près du café. Il le dévore en secret comme s'il s'était emparé d'une clé lui permettant enfin de « pénétrer dans le monde mystérieux des femmes ». Puis sa mère lui en lit des passages à l'heure du coucher. Elle finira par acheter les neufs volumes de A la recherche du temps perdu chez Mademoiselle Thibault, la libraire, qui lui vante les mérites de la fiction : « Si votre fils ne comprend pas tout, quelle importance ? (...) Lire c’est aller vers l’inconnu, c’est chercher à découvrir de nouveau mondes, à percer de nouvelles énigmes … Sans garantie de succès. D’ailleurs, on ne fait jamais le tour d’un livre, on n’épuise jamais la totalité de son mystère. C’est même peut-être ce qui nous échappe qui est le plus important … ». Aldo, jaloux de la complicité mère-fils, se procure L’Abécédaire de Proust chez la libraire. Totalement affolé au sujet de l’homosexualité de l'auteur, il emmène son fils à la pêche et le questionne sur ses goûts en matière de filles. Une fois rassuré, il invite la famille à passer un week-end au Grand Hôtel de Cabourg où le jeune Proust venait avec sa grand-mère.

Le roman prend une tournure dramatique lorsque le héros devine que Paola souffre d’une grave maladie (par pudeur, elle ne sera jamais désignée). Il convainc alors Pierre Arditi, l'acteur préféré de sa mère, de venir faire une lecture de Proust au bar. C'est un franc succès. Le Maire de la commune leur prête donc une salle pour la représentation d'un spectacle où tous les villageois joueront les personnages d’A la recherche du temps perdu (le texte est co-écrit par la mère et le fils). Paola meurt quelques jours après. Aldo quitte Montigny et se met à lire l'oeuvre entière de Proust. Une fois adulte, le fils retourne du côté de "Chez nous" mais ne trouve qu'un seul souvenir de l'ancien bar chez le nouveau propriétaire : la petite cloche actionnée par l'ouverture de la porte. Son tintement ramène sa mère à la vie : « Alors, le livre que tu souhaitais tant, le voici. En attente dans les replis de nos souvenirs, il guettait un signe de toi pour prendre forme ». 

Paul Vacca est parvenu à tenir sa promesse : il est devenu romancier comme le rêvait sa mère. Cependant, bien que le drame familial soit très émouvant, il est difficile de s’attacher aux personnages dont la psychologie manque totalement de profondeur au profit de nombreux dialogues qui s’apparentent plutôt à ceux d’un bon téléfilm. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser au Château de ma mère - on y trouve des thèmes communs : les souvenirs d'enfance, les premières amours, le deuil de la mère - et à la qualité d'écriture de Marcel Pagnol qui avait tant réussi à peupler mon coeur d'enfant lecteur.
Portrait de Marcel Proust, Jacques-Emile Blanche (1892)

***** A la recherche de Marcel Proust *****

Pour ceux qui désirent un accès "facile" à l'oeuvre de Proust :

- Les archives de l'émission "Un été avec Proust" sur France Inter :

- L'ouvrage original de Jean-Pascal Mahieu : Marcel Proust à 20 ans, le temps de la recherche*(3). On y apprend comment le jeune auteur, de retour de l'armée à Paris, se lance à la conquête des salons huppés où règnent des personnalités dont il fera un jour des personnages. Il ne veut vivre que pour la littérature mais il faudra d'abord échapper à la carrière militaire que veut lui imposer son père.

La collection "A 20 ans: l'aventure de leur jeunesse", publiée aux Editions Au diable vauvert, donne à découvrir la vie, la personnalité et l'oeuvre d'un grand écrivain sous un angle inédit, à la lumière de ses 20 ans (Flaubert, Balzac, Colette, Vian, Duras, Genet, ...).

mercredi 7 août 2013

Marseille

Marseille, peinture d'Olivier Lavorel
Cet artiste est fasciné par l'harmonie de formes et de couleurs des maisons et édifices des grandes villes vues d'en haut : http://www.galerieolivierlavorel.fr/

Lorsque j'arrive à Marseille, le soleil tape au carreau du train et siffle un air marin qui vient gonfler mes ailes. Je rejoins la plage à vol d'oiseau, plonge dans le décor des collines, remonte à l'horizon vers un ailleurs où tout est possible.

samedi 3 août 2013

Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, Romain Gary

"La vraie maison de l’amour est toujours une cachette".

Dans ce roman, dont le titre fait référence aux pancartes situées à la sortie du métro parisien, Romain Gary s'attaque à un sujet encore peu abordé à l'époque de sa publication (1975) : l’impuissance masculine.

Jacques Rainier, industriel en difficulté (59 ans), et Laura (22 ans) forment un couple heureux malgré leur différence d'âge. Jacques aime la personnalité, la tendresse et la beauté de sa fiancée Brésilienne : ses yeux bruns, ses sourcils épais, sa bouche ("le dessin des lèvres a une douceur, une vulnérabilité qui me fait toujours hésiter entre le baiser et le regard"), ses cheveux ramenés en chignon au-dessus d’un cou gracieux (une fois libérés, ils transforment son visage qui "passe de la tranquillité au tumulte"), la minceur de sa taille et la plénitude de ses hanches. Elle est très sensuelle tandis qu’il se trouve désespérément banal : "J’ai un visage plat et couturé, des cheveux blonds coupés en brosse qui grisonnent fort et des mâchoires solides : j’ai un squelette bien foutu. Je porte des vêtements vieux de vingt ans que j’entretiens avec un soin jaloux : j’ai horreur de changer". La paix du couple est menacée lorsque Jacques, détruit par les confidences d'un ami obsédé par la peur du déclin sexuel, est à son tour "défaillant". Peu à peu terrassé par "l'angoisse vespérale" (crises de paniques qui se manifestent à la tombée de la nuit), il doit se ménager avant de se consacrer au plaisir de sa compagne (elle-même envahie par la "crainte de ne pas être assez excitante") : "le plus difficile était de m’oublier. Mon imagination appelait l’épreuve parce qu’elle la redoutait. Je cherchais à me surpasser par anxiété, pour me prouver que tout était encore possible, et je ne pouvais m’étendre auprès de Laura sans me sentir "obligé" et sans me mettre aussitôt à solliciter mon éveil". Il décide alors d'avoir recours aux "vagabondages imaginatifs" pour réveiller sa libido et conçoit un scénario dans lequel Ruiz l’Andalou, bel homme aux yeux orientaux et aux joues creusées (un cambrioleur qui l’a un jour réellement menacé d’un couteau sous la gorge) prend sauvagement Laura. Un jour, il rencontre des immigrés au quartier de la Goutte d’Or. Ceux-ci lui proposent de faire l’amour à sa petite amie pendant qu’il regarde la scène. Écœuré par de telles obscénités et hanté par la phobie de perdre l’usage total de ses sens, il envisage d'engager un tueur qui le liquiderait : "J’allais enfin être débarrassé de l’étranger qui avait pris ma place. Je ne sentais plus mon corps autour de moi comme un rôdeur ". A cet effet, il contacte Lili Marlène, ancienne amie résistante et tenancière de bordel, qui connaît des voyous susceptibles d'accepter la proposition contre une bonne somme d'argent. Elle fait mine de lui envoyer un tueur et prévient immédiatement Laura des intentions suicidaires de Jacques. Les deux amants finiront par s'expliquer avant de s'endormir tous les deux enlacés. Ils ne se quitteront jamais. Le livre se clôt avec Jacques qui termine l'écriture de la présente histoire d'amour dont il place les pages dans un coffre-fort à l’attention de son fils âgé de 30 ans. Celui-ci pourra enfin « se débarrasser de cette image du père toujours vainqueur » dont il l’a accablé dès l’enfance.

Ce roman dont le héros se sent douloureusement diminué m'a vraiment beaucoup plu. Comme dans L’Ecume des jours (Boris Vian), il s’agit là d’une grande histoire d’amour aux situations grotesques qui permettent à Romain Gary de véhiculer, dans une prose très moderne, ses propres messages à la fois crus et amers. Il se moque de l’univers des braqueurs, critique le racisme des français vis à vis des immigrés, met en scène le chantage amoureux (fausses lettres de rupture de Laura, tentative de suicide ratée de Jacques, lutte du couple pour briser le lien amoureux sans y parvenir) et nous livre généreusement ses propres angoisses face aux sentiments qui se délitent, au corps vieillissant, à la perte de vigueur et à la mort. Ce roman s'adresse non seulement aux hommes mais également à toutes les femmes, en particulier celles qui ont perdu leur appétit sexuel et celles qui découvriront des détails, peut-être jusqu'ici inconnus, sur la vie intime masculine. Elles seront sans nulle doute séduites par le féminisme d’avant-garde de Romain Gary qui prend la parole grâce à son anti-héros : « Dès qu’un homme se met à me parler « femmes », au pluriel, sur un ton de complicité masculine entre connaisseurs de viande sur pied, je ressens à son égard une montée de haine presque raciste. Et j’ai toujours eu horreur de ces racolages confidentiels qui impliquent la fréquentation des mêmes bas-fonds psychologiques ».

On peut considérer Romain Gary comme le dernier grand auteur de la lignée des romantiques. Sa littérature est vivante et nous questionne encore aujourd’hui sur la qualité de nos propres rapports amoureux. Sommes-nous capables, sans se raconter de mensonges, d’aimer l’autre en acceptant la complexité de son être ? Quant à vous, lecteurs, votre ticket de voyage à destination de votre aimé(e) sera-t-il encore valable au-delà de ce que vous considérez comme vos propres limites ? Beaucoup, lassés par l’ampleur d’un tel périple, l’auront déjà jeté par terre. Certains essaieront de recoller les morceaux. Quelques-uns réussiront tout de même à conserver leur moitié.


Le 2 décembre 1980, l'écrivain se glisse un revolver de calibre 38 dans la bouche et se donne la mort. Dans un entretien avec la journaliste Caroline Monney en 1978, il dit au sujet de la vieillesse : "J'ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez? J'ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais"

***** Les déclarations d’amour à Laura *****

Voici quelques phrases qui feront probablement frémir les lectrices (comment ne pas rêver que de tels mots soient un jour écrits pour nous ?) :

- "Je ne me souvenais même plus de mes autres amours, peut-être parce que le bonheur est toujours un crime passionnel : il supprime tous les précédents".

- "Jamais mes bras ne se sentent plus forts que lorsqu’ils crèvent de tendresse autour de tes épaules".

- "Il n’y avait plus de clichés, de banalité, d’usure : tout était pour la première fois. Tout le linge sale des mots d’amour que l’on a si peur de toucher, parce qu’il est couvert de taches suspectes que les mensonges y ont laissées, renouait ses liens avec le premier balbutiement, le premier aveu, le regard des mères et des chiens : les poèmes d’amour étaient là bien avant l’œuvre des poètes. Il me semblait qu’avant notre rencontre ma vie ne fut qu’une suite d’esquisses, brouillons de femmes, brouillons de vie, brouillons de toi, Laura".