La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

mardi 30 décembre 2014

Ecrire la vie, Annie Ernaux

Photo Olivier Roller pour Télérama

"La photographie me paraît plus du côté de la mort que de la vie, ou plutôt elle est la vie envisagée du côté de la mort, de la disparition. La photo n'est rien d'autre que le temps arrêté. Mais la photo ne sauve pas. Parce qu'elle est muette. Je crois qu'au contraire elle creuse la douleur du temps qui passe. L'écriture sauve." (Le vrai lieu)

***** La Place (prix Renaudot 1984) *****


L'hommage au père : "J'écris peut-être parce qu'on avait plus rien à se dire"

A travers ce récit dépouillé qui évite soigneusement toute poésie du souvenir, Annie Ernaux rend hommage à son père, frappé d'un infarctus à 67 ans alors qu'elle venait de passer brillamment les épreuves pratiques du Capes pour être titularisée en tant que professeur de lettres. Elle rassemble ici les paroles, les gestes et les goûts paternels ainsi que les faits marquants d'une existence partagée afin d'interroger la source exacte d'un éloignement filial autour duquel s'articule toute son oeuvre. Il ne s'agit pas de proposer au lecteur quelque chose de "passionnant" ou d'"émouvant" mais plutôt d'aborder, via une écriture naturellement plate, cette distance "venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé." Elle décrit ainsi son projet : "Naturellement, aucun bonheur d'écrire, dans cette entreprise où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d'une complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j'ai vécu aussi. Et l'on n'y prenait jamais un mot pour un autre."

Une famille d'ouvriers

Très tôt, le grand père d'Annie Ernaux loue ses bras comme charretier chez un gros fermier. Il s'occupe également des foins et de la moisson pendant l'été. C'est un homme dur qui ne supporte aucune forme d'oisiveté. Il a une aversion pour la lecture : "Ce qui le rendait violent, surtout, c'était de voir chez lui quelqu'un de la famille plongé dans un livre ou un journal. Il n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire et à écrire". La grand mère travaille à la maison comme tisseuse pour le compte d'une fabrique de Rouen. Le couple est très pieux : "Le signe de croix sur le pain, la messe, les pâques. Comme la propreté, la religion leur donnait de la dignité." Le père d'Annie a bon caractère mais il est retiré de l'école à l'âge de douze ans pour être placé dans la même ferme que son père. Il trait les vaches, entretient les écuries et panse les chevaux jusqu'à son départ pour le régiment où il échange ses dents, rongées par le cidre, contre un appareil. Au sortir de la guerre de 1914-1918, il intègre une cordonnerie où il rencontre la mère d'Annie avec qui il se marie (le prénom des parents n'est jamais cité au profit des pronoms Il ou Elle) : "Ils n'avaient pas de caresses ni de gestes tendres l'un pour l'autre. Devant moi, il l'embrassait d'un coup de tête brusque, comme par obligation, sur la joue." Il devient ensuite ouvrier sur un chantier de construction et achète à crédit un café-alimentation dans un quartier tranquille près de la gare d'Yvetot. Enfin, il entre aux raffineries de pétrole Standard dans l'estuaire de la Seine et passe rapidement contremaître. La mère tient seule le commerce pendant la journée, s'occupe des commandes et du chiffre d'affaires. Ses diverses compétences pourraient facilement l'aider à "franchir les barrières sociales". Le couple a deux enfants : une petite fille morte de la diphtérie à 6 ans puis Annie née pendant la guerre : "Aux alertes, tout le monde se faufile sous le billard du café avec la chienne."

Une distance de classe

Monsieur et Madame Ernaux, devenus commerçants, changent de statut social. Ils ne sont pourtant pas plus heureux que les ouvriers. En effet, malgré d'interminables journées de travail (absence totale de vacances), ils ne gagnent pas beaucoup d'argent et conservent "la honte d'être inférieur" : "Sous le bonheur, la crispation de l'aisance gagnée à l'arrachée". L'avenir d'Annie Ernaux bascule à son tour lorsqu'elle entreprend des études littéraires : "C'est le temps où tout ce qui me touche de près m'est étranger. J'émigre doucement vers le monde petit-bourgeois, admise dans ces surboums dont la seule condition d'accès, mais si difficile, consiste à ne pas être cucul (...) Même les idées de mon milieu me paraissent ridicules, des préjugés, par exemple "la police, il en faut" ou "on n'est pas un homme tant qu'on n'a pas fait son service". L'univers pour moi s'est retourné". A 17 ans, elle éprouve la gêne de ne pas encore gagner sa vie pendant que les filles de son âge se rendent au bureau ou à l'usine. Son père s'énerve de la voir tout le temps dans les livres : "Il craignait qu'on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse : "On ne l'a jamais poussée, elle avait ça dans elle". Il disait que j'apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c'était seulement travailler de ses mains." 

La "langue de l'ennemi" (dominants et dominés)

Annie part à Rouen pour passer une licence de lettres modernes en tant que boursière et adopte la "langue de l'ennemi", une expression empruntée à Jean Genet*(1). Elle se marie avec un étudiant de sciences politiques qui obtient un poste administratif dans une ville touristique des Alpes où ils connaitront tous deux un luxe jusqu'ici ignoré. Cette ascension sociale correspond à la disparition du café (le premier supermarché créée à Yvetot attire toute la clientèle) et au déclin du père à 59 ans (il est opéré de polypes à l'estomac et perd progressivement toutes ses forces). Celui-ci est silencieusement satisfait du sort de son unique enfant : "peut-être la plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que sa fille appartienne au monde qui l'avait dédaigné".

Un auteur qui me parle

J'ai d'abord choisi ce livre afin de comprendre pourquoi les médias, les critiques, les universitaires et les membres du colloque de Cerisy*(2) - lieu de prestigieuses rencontres intellectuelles - accordent tant d'intérêt à l'oeuvre d'Annie Ernaux. Elle figure même au programme du bac. Après une légère réticence (un préjugé concernant le nombrilisme de l'autofiction), je me suis laissée apprivoiser par ce récit qui nous fait subtilement entendre la voix de son père dont elle abandonne l'héritage sur le seuil du monde bourgeois et cultivé. Et surprise, j'ai même voulu poursuivre l'exploration d'un sujet finalement universel, bien au delà des transfuges de classe :  la distance entre les lecteurs et ceux qui ne lisent pas quelles qu'en soient les raisons (activité non encouragée par la famille, absence d'un initiateur pour entrer dans le monde de la lecture, désintérêt, manque de temps ou de moyens, ...).

Notes

*(1: Elle évoque cette langue dans son récent ouvrage : Retour à Yvetot, Editions du Mauconduit (mai 2013). En voici un extrait : "Est-ce que, sans me poser de questions, je vais écrire dans la langue littéraire où je suis entrée par effraction, "la langue de l'ennemi" comme disait Jean Genet, entendez l'ennemi de ma classe sociale ? Comment puis-je écrire, moi, en quelque sorte immigrée de l'intérieur ? Depuis le début, j'ai été prise dans une tension, un déchirement même, entre la langue, celle que j'ai étudiée, aimée, et la langue d'origine, la langue de la maison, de mes parents, la langue des dominés, celle dont j'ai eu honte ensuite mais qui restera toujours en moi-même. Tout au fond, la question est : comment, en écrivant, ne pas trahir le monde dont je suis issue?."

*(2) : Le Colloque de Cerisy a lieu au château de Cerisy-la-Salle en Basse Normandie. Il s'est déroulé autour d'Annie Ernaux en 2012 et a rassemblé des chercheurs internationaux issus de divers champs disciplinaires. Un ouvrage issu de ces rencontres est paru très récemment : Annie Ernaux : le Temps et la Mémoire, Francine Best, Bruno Blanckeman, Francine Dugast-Portes, Editions Stock (septembre 2014).

***** L'écriture comme un couteau *****
Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet (2001-2002) 


"Si j'avais une définition de ce qu'est l'écriture ce serait celle-ci : découvrir en écrivant ce qu'il est impossible de découvrir par tout autre moyen, parole, voyage, spectacle, etc. Ni la réflexion seule. Découvrir quelque chose qui n'est pas là avant l'écriture. C'est là la jouissance - et l'effroi - de l'écriture, ne pas savoir ce qu'elle fait arriver, advenir."

Une conscience politique de gauche

Les parents d'Annie Ernaux, mi-prolétaires mi-paysans, portent tous deux la mémoire de la pauvreté. Ils ont quitté l'école à 12 ans pour aller travailler à l'usine, ont connu le Front Populaire et n'ont jamais manifesté de mépris envers les plus défavorisés. La mère est d'ailleurs très généreuse et rend service aux vieilles personnes et aux malades du quartier "comme si elle se sentait redevable de s'en être "sortie" mieux que les autres (...) Un mélange de catholicisme en acte, sincère, hors de tout embrigadement, et de violent désir de justice." L'enfant prend conscience des différences entre les élèves, plus tard reliées à l'origine sociale, lorsqu'elle fréquente l'école privée. Elle y fait l'expérience de la honte, de l'humiliation, de l'infériorité et de la solitude jusqu'en classe de première. Autant de sentiments qui constitueront le socle d'une politique de l'altérité ainsi brillamment définie : "La différence essentielle entre la gauche et la droite, c'est que la première ne prend pas son parti des inégalités des conditions d'existence entre les peuples de la terre, entre les classes, j'y ajouterai entre les hommes et les femmes. Etre de gauche, c'est croire que l'Etat peut quelque chose pour rendre l'individu plus heureux, plus libre, plus éduqué, que ce n'est pas seulement affaire de volonté personnelle. Au fond de la vision de droite, on trouve toujours une acceptation de l'inégalité, de la loi du plus fort et de la sélection naturelle, tout ce qui est à l'oeuvre dans le libéralisme économique déferlant sur le monde actuel. Et présenter, comme on le fait partout, le libéralisme comme une fatalité, est une attitude, un discours, foncièrement de droite. En choisissant le libéralisme à partir du milieu des années quatre-vingt, la gauche gouvernementale française s'est droitisée, elle a perdu sa conscience de la réalité du monde social."

Le danger d'écrire

A 16 ans, Annie Ernaux entame l'écriture d'un journal intime pour se libérer d'émotions secrètes. Elle compile des photographies de la réalité. La vie immédiate en est la matière : "Je n'ai pas le sentiment de "construire" une réalité, seulement de laisser une trace d'existence, de déposer quelque chose, sans finalité particulière, sans délai aucun de publication, du pur être-là". Plus tard, elle tient parallèlement un journal d'écriture constitué des doutes et des problèmes rencontrés lors de la composition de ses livres. Ces deux journaux opposent la sphère privée et la sphère publique, la vie et la littérature, l'inachèvement et la totalité, la passivité et l'action. A 20 ans, elle entreprend des études de lettres et obtient un diplôme d'études supérieures sur le Surréalisme (l'actuelle maîtrise) avant d'enseigner le français de la sixième à la terminale technique. C'est à la mort de son père qu'elle ressent la nécessité d'écrire et de se mettre en danger à travers cet exercice : dire "je", avoir une activité "luxueuse" - d'où le sentiment de trahir sa classe sociale d'origine : "l'une des façons de la "racheter" est qu'elle ne présente aucun confort" - et concourir à la "subversion des visions dominantes du monde", soit explorer des formes nouvelles d'écriture. Le livre de Pierre Bourdieu, Les Héritiers*(3), l'autorise à affronter son véritable projet qui consiste non seulement à mettre au jour le passage du monde dominé au monde dominant par les études mais encore à rechercher une vérité en dehors de soi : "Je sens l'écriture comme une transsubstantiation, comme la transformation de ce qui appartient au vécu, au "moi", en quelque chose existant tout à fait en dehors de ma personne. Quelque chose d'un ordre immatériel et par là même assimilable, compréhensible, au sens le plus fort de la "préhension" par les autres." 

Birthday, Dorothea Tanning (1942)

Un des tableaux préférés d'Annie Ernaux. ll s'agit peut être d'ouvrir toutes ces portes pour affronter la mise en danger de la création : faire face à notre être intime, se déraciner du quotidien, apprivoiser le monstre en soi et lui donner des ailes

Style et influences

L'écriture d'Annie Ernaux rejette la fiction. Elle est coupante, précise, minérale, sans épanchement ni métaphores : "Il est important de savoir contre qui, contre quelle forme de littérature on écrit." Il s'agit de recréer concrètement la force de la langue originelle au travers de la langue élaborée acquise : "Mon imaginaire des mots, c'est la pierre et le couteau". Sa méthode de travail est fondée sur la mémoire en tant que manière "d'halluciner les images du souvenir, c'est-à-dire de les regarder jusqu'à avoir l'impression qu'elles sont réelles et que je suis dedans." La mémoire et le temps sont des thèmes omniprésents dans tous ses ouvrages mais plus particulièrement dans Les Années où elle capte les évènements qui composent l'air du temps de l'après-guerre à 2007 et L'Usage de la photo où elle fait un "usage écrit" de la photographie alors qu'elle prend conscience, à la suite d'un cancer du sein, d'un désir sexuel qu'elle ne se connaissait. Il s'agit de quatorze clichés pris sur les lieux de ses ébats avec son amant Marc Marie (ils commentent chacun de leur côté ces images). 

Au fur et à mesure de l'entretien, Annie Ernaux évoque ses nombreuses influences : les Surréalistes (subversion totale), les intellectuels engagés (en particulier le sociologue Pierre Bourdieu), les critiques littéraires (Blanchot, Barthes, Goldmann, Starobinski, Butor, Jauss, Genette), les auteurs avec lesquels elle a un sentiment de proximité et de fraternité (Valéry Larbaud, Cesare Pavese, Paul Nizan), ceux qui la confortent dans sa recherche (Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, Pascal Quignard, Jacques Roubaud, Serge Doubrovsky, Ferdinando Camon), ceux qu'elle admire (Jean-Jacques Rousseau, Marcel Proust, Gustave Flaubert, André Breton, Georges Perec, John Steinbeck, Virginia Woolf) et enfin le courant du Nouveau Roman et la recherche d'une forme littéraire en dehors de toute reproduction, soit l'éclatement de la fiction ancienne. Elle est épatée par la structure de Mrs Dalloway de Virginia Woolf et aime particulièrement l'oeuvre de Nathalie Sarraute, guidée par l'intention de dévoiler les enjeux de la vie sociale au moyen de la "sous-conversation", c'est-à-dire traquer les pensées et les mouvements les plus ténus de nos rapports avec les autres : "C'est moins le type d'écriture qui m'intéresse, qui me marque, que le projet qu'elle veut réaliser, qui se réalise à travers elle." En revanche, elle se sent étrangère à l'entreprise de Marguerite Duras (elle "fictionne" sa vie) et à l'usage de la poésie (incantations, reprises, effusions) à cause de l'absence d'historicité et de réalisme social.

Une auteur féministe ?

La mère d'Annie Ernaux accordait à sa fille la liberté de lire tout ce dont elle avait envie quand bon lui semblait, en l'absence totale de travaux dits féminins (couture, cuisine, ...). Elle lui a ainsi offert les conditions idéales pour réussir ses études en vue d'une indépendance matérielle. Annie Ernaux incarne un féminisme vivant renforcé par la lecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir (à 18 ans) et les conditions d'un avortement clandestin (le thème du récit L'Evènement en 2000). Elle milite au sein de l'association Choisir puis au MLAC de 1972 à 1975 (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception). Ses livres récents essuient de nombreuses critiques masculines, notamment concernant Passion simple, un anti-roman sentimental dans lequel sa liaison avec un homme marié sert de prétexte à dénoncer "une double obscénité" sociale et sexuelle : l'inégalité des conditions et des cultures entre hommes et femmes à travers un récit autobiographique rédigé de façon clinique. Elle s'étonne de ces réactions négatives alors que le phallocentrisme de Michel Houellebecq, par exemple, ne semble déranger personne ... Elle leur oppose, dans un aparté instructif, le quotidien de père de Raymond Carver - l'anti-macho - qui fut contraint de choisir la nouvelle car il ne pouvait pas se concentrer sur un texte long en présence de ses enfants criant et jouant dans un petit appartement. Cette anecdote lui permet de faire le lien entre ses propres difficultés de création et l'aliénation de la routine : travailler au dehors, s'occuper de ses deux enfants, faire les courses et les repas puis ne disposer que de quelques heures pour écrire et s'immerger dans un autre univers. Elle confesse un sentiment de culpabilité et d'illégitimité dès lors qu'elle se livre à une activité qui ne concerne pas la famille.

Un bout de ma propre enfance

A l'issue de ce long entretien, je me suis rappelée de l'école primaire où j'ai pris conscience des différences entre les élèves. Je fréquentais un établissement privé catholique du 10ème arrondissement de Paris où j'étais entourée d'une bande de copains d'origine sociale plutôt modeste par rapport à nos camarades qui habitaient de chics appartements haussmanniens. Notre groupe était composé de Diane et Cécile (mes meilleures amies), Flavie (la fille des gérants du Bouquet du Nord en bas de chez moi), Nicolas (le fils du boucher), Dominique et Nicolas (les jumeaux martiniquais), Frédéric (l'eurasien aux parents divorcés) et Stéphanie (une môme en surpoids). Nous étions tous un peu marginaux, chacun à notre manière, et peu appréciés des professeurs. Je me souviens de notre émerveillement lors des goûters d'anniversaire bourgeois, de la beauté des livres pop-up d'Aurélien, de l'immense chambre de Céline, du parquet ciré chez François-Xavier, de la gouvernante au plateau d'argent qui faisait faire ses devoirs à Virginie. Je me souviens aussi de l'immeuble de mes parents situé rue de Maubeuge à deux pas de la Gare du Nord. Il nous fallait traverser le hall où se trouvait la loge de la gardienne portugaise, passer à droite de l'ascenseur qui desservait uniquement les appartements des "riches", ouvrir une porte en bois pour accéder aux escaliers des "pauvres" et monter jusqu'au sixième et dernier étage où se trouvait notre petit appartement sous les toits. Je me souviens enfin de la cabine d'ascenseur en fin de course, une sorte de caisson carré dissimulant la machinerie du treuil, qui dépassait d'un mètre le sol de ma chambre et me servait d'esplanade pour sauter en hauteur dans mon lit comme on plonge dans un rêve. J'aimais ce nid douillet insolite parce qu'il abritait des heures de lecture près du chauffage à gaz.

Lire un petit poème sur le chagrin d'école : 
http://marieaimeecarteron.blogspot.fr/2013/07/chagrin-decole.html

La porte d'entrée du 27 rue de Maubeuge à Paris
Note

*(3) Les Héritiers : les étudiants et la culture, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Editions de Minuit, Collection Le sens commun (1964). 

Quatrième de couverture : A partir des statistiques qui mesurent l'inégalité des chances d'accès à l'enseignement supérieur selon l'origine sociale et le sexe et en s'appuyant sur l'étude empirique des attitudes des étudiants et de professeurs ainsi que sur l'analyse des règles - souvent non écrites - du jeu universitaire, on peut mettre en évidence, par-delà l'influence des inégalités économiques, le rôle de l'héritage culturel, capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire, que les enfants des classes défavorisées doivent à leur milieu familial et qui constitue un patrimoine d'autant plus rentable que professeurs et étudiants répugnent à le percevoir comme un produit social.

***** Le vrai lieu *****
Entretiens avec Michelle Porte (2014)



En janvier 2011, Michelle Porte tourne un documentaire : Les mots comme des pierres, Annie Ernaux écrivain (Folamour Production). Dans ce face à face rapproché sous l'oeil sans regard de la caméra, l'auteure tient des propos spontanés et a le sentiment de n'avoir "jamais autant tourné autour de la place réelle et imaginaire de l'écriture dans ma vie. Pour, ultimement - et peut-être en écho à la phrase de mes parents me décrivant à 12 ans "elle est toujours dans les livres" - en venir à ceci, qu'elle, l'écriture, est "mon vrai lieu". De tous les lieux occupés, le seul immatériel, assignable nulle part, mais qui, j'en suis certaine, les contient tous d'une façon ou d'une autre."

La maison de Cergy-Pontoise (le lieu de la création)

Au milieu des années 1970, le chantier de construction géant de la Ville Nouvelle de Cergy-Pontoise, truffé de grues, contraste avec les ruines de guerre d'Yvetot, la ville de jeunesse d'Annie Ernaux, où l'on mourait sous les bombardements. Cergy est un lieu de changements rapides (apparition du RER et des centres commerciaux) et de brassage de population sans présence de HLM ni "coeur bourgeois" ("cette puissance ancienne d'un ordre social, de l'argent, manifestée dans les bâtiments"). En 1977, le mari d'Annie Ernaux obtient un poste dans l'administration de la Ville où ils viennent habiter. Leur maison spacieuse est le seul endroit où l'écrivain peut travailler en silence à l'abri des regards. Elle aime le jardin, la vue sur la vallée de l'Oise et les étangs de Cergy-Neuville. En 1980, après la rupture de son couple, elle reste avec ses deux fils et ses deux chats (elle a besoin d'animaux) dans la maison dont la façade plutôt laide et de "mauvais goût" ressemble "à un gâteau à trois tranches : un rez-de-chaussée en meulière, un étage en crépi et un autre en brique, un toit trop plat. Une maison baroque, construite juste après la guerre, sans doute celle d'un parvenu. Moi aussi, d'une certaine façon, je le suis." Paradoxalement, elle ne se rend jamais à Paris alors qu'elle rêvait autrefois d'y aller (elle visite la capitale à seulement 20 ans, une fois émancipée de ses parents).

L'épicerie d'Yvetot (l'enfance au Pays de Caux)

Annie Ernaux naît à Lillebonne où la famille tient un premier commerce jusqu'à ses 5 ans ("Les clients nous voyaient manger, me voyaient faire mes devoirs. C'était une vie publique!"). Ses parents font ensuite l'acquisition d'un café-épicerie avec un cellier et une cour dans le quartier du Clos-des-Parts à Yvetot. Leur clientèle est constituée d'ouvriers et d'employés. La maison fait souvent crédit : les familles nombreuses ont faim, les hommes en souffrance sociale consomment beaucoup d'alcool, les enfants sont malheureux. Annie a donc une expérience précoce de la pauvreté malgré les bonheurs et les plaisirs de la maison (fêtes, repas, chansons). A 7 ou 8 ans, elle écrit des lettres à son amie fictive Denise. Cette correspondance imaginaire s'adresse inconsciemment à sa soeur morte de diphtérie à 6 ans (un secret de famille éventé). Vers 14 ou 15 ans, elle a besoin de solitude et se réfugie dans sa chambre. Elle ressent violemment les différences sociales lorsqu'elle intègre le pensionnat Saint-Michel, l'école privée choisie par sa mère car proche du domicile (elle n'aura pas à se déplacer pour se rendre au catéchisme). 

La "honte d'avoir honte" de parents bistrotiers

Les névroses parentales (la cellule de crise)

Les parents d'Annie Ernaux forment un couple non traditionnel. Le père est un homme doux et très gai. Il cuisine, joue avec sa fille, lui lit des histoires, la conduit à l'école et vient la chercher le soir. La mère est une femme flamboyante, même si éloignée des codes de la "féminité" (elle est coquette uniquement pour sortir), mais violente et autoritaire. Elle s'occupe du linge, du repassage, des comptes et des lois religieuses (elle est croyante et pratiquante à l'extrême). Elle est très fière de l'excellence des résultats scolaires de sa fille mais lutte continuellement avec elle surtout à propos de la liberté sexuelle car elle a une défiance vis à vis de la domination masculine (gifles, scènes, exclamations de colère concernant le "danger de tomber enceinte" ou de "tirer le mauvais numéro"). Elle va jusqu'à brûler les journaux trop intimes d'Annie, tenus entre 16 et 22 ans, dans le fourneau de la cuisinière. L'été de ses 12 ans, Annie est témoin d'une scène traumatisante : son père tire sa mère par les cheveux jusqu'à la cave et menace de la tuer. Il la serre près du billot où est fichée une serpe à couper le bois. Ce sera le sujet du livre La honte : "Le danger pour moi était dans le geste d'écrire cette scène. Comme si je n'allais plus pouvoir écrire ensuite, une sorte de châtiment pour avoir transgressé un interdit."

L'univers de la lecture (le fossé culturel)

La mère d'Annie a un rapport de pure admiration et de dévotion vis à vis de la littérature (goûts très éclectiques). Elle tient le livre pour un objet sacré qui peut toutefois s'avérer néfaste : "Le sésame de tout, d'un accès à quelque chose de supérieur, d'important pour la vie et qui, pour cette raison, à ses yeux, pouvait s'avérer nuisible. C'est ainsi qu'elle n'avait pas voulu que je lise Une vie de Maupassant, me jugeant trop jeune, interdiction que j'ai naturellement enfreinte." Elle achète très tôt à sa fille un premier dictionnaire, puis les romans de la bibliothèque verte et les volumes de Brigitte (la série bienpensante de Berthe Bernage). Elle l'incite à consacrer tout son temps à l'étude et à la lecture. A cet effet, elle ne lui demande jamais d'aide pour les tâches ménagères ou le service à l'épicerie. Annie passe ses matinées au lit avec un livre jusqu'à midi lorsqu'il n'y a pas école. Le fossé culturel se creuse avec son père vers 16-17 ans car il manifeste une totale indifférence à la lecture : "Les livres c'est bon pour toi, moi je n'en ai pas besoin pour vivre". Il penche pour la lucidité et les faits réels racontés dans les journaux. Annie se souvient de ses premières lectures marquantes : Les raisins de la colèreLes fleurs du mal, un ouvrage de Gustave Cohen sur Ronsard, La Métamorphose de Kafka et surtout l'héroïne de Jane Eyre dont l'amie, Helen, meurt au pensionnat : "En écrivant L'autre fille, j'ai réalisé que ma soeur était morte dans le petit lit où j'ai dormi jusqu'à 7 ou 8 ans, ou moi-même j'avais failli mourir du tétanos." Adulte, elle découvre le Nouveau Roman à la bibliothèque publique de Finchley en Grande Bretagne où elle travaille au pair dans une famille de la banlieue de Londres. Lorsqu'elle décide d'écrire à son tour, elle se confronte à plusieurs difficultés : un avortement, un mariage rapide, une naissance non voulue mais finalement acceptée dans la joie, des diplômes supérieurs à obtenir (cours par correspondance et thèse sur Marivaux) et une nomination en tant que professeur (un poste à 40 kilomètres). 

L'espace de la page (l'écriture déchire les apparences)

A propos de La Place, Annie Ernaux explique qu'elle a utilisé une écriture de constat, plate, factuelle, débarrassée de jugements de valeur, dépouillée d'affects afin d'être au plus près de la réalité et éviter le double piège du misérabilisme (noircir le tableau) et du populisme (montrer la grandeur d'une condition d'ouvrier). Elle souhaitait retourner en enfance et décrire la culture de ce milieu populaire. C'est pourquoi, elle a inséré les mots de ses parents dans la trame du texte pour que cela sonne juste et transmette leur vision du monde : "Les souvenirs sont des choses. Les mots aussi sont des choses. Il fait que je les ressente comme des pierres, impossibles à bouger sur la page, à un moment. Tant que je n'ai pas atteint cet état, cette matière du mot, de la phrase, ça ne me convient pas, c'est gratuit. Tout cela relève de l'imaginaire, bien sûr, de l'imaginaire de l'écriture. Ecrire, je le vois comme sortir des pierres du fond d'une rivière. C'est ça." Ce style tranchant comme un couteau "déchire les apparences", décharne la réalité pour la faire voir, éclaircit l'opacité de la vie et remonte le fil du temps dans la mesure où "il change continuellement les êtres, leurs pensées, leurs croyances, leurs goûts, d'où l'impossibilité de parler d'une identité fixe (...) Ecrire est un état de la conscience particulier, qui fait que je ne peux pas penser comme avant." Qu'est ce que le style justement ? Elle en donne la définition suivante : "C'est un accord entre sa voix à soi la plus profonde, indicible, et la langue, les ressources de la langue. C'est réussir à introduire dans la langue cette voix, faite de son enfance, de son histoire". 

Le piège de l'autofiction (le refus d'être enfermée)

Annie Ernaux s'est toujours révoltée contre l'assimilation de sa démarche d'écriture à l'autofiction parce que dans le terme même il y a quelque chose de replié sur soi, de fermé au monde : "Je n'ai jamais eu envie que le livre soit une chose personnelle. Ce n'est pas parce que les choses me sont arrivées à moi que je les écris, c'est parce qu'elles sont arrivées, qu'elles ne sont donc pas uniques. Dans La honte, La place, Passion simple, ce n'est pas la particularité d'une expérience que j'ai voulu saisir mais sa généralité indicible. "

Le vide de la séparation

Annie Ernaux ne cesse de questionner ses origines prolétaires et provinciales en creusant, livre après, livre, le même trou pour donner du sens au vide de la séparation : "Cette accession au savoir s'accompagne d'une séparation. Au fond je ne m'y résous pas, à cette séparation, c'est peut-être pour ça que j'écris". Lorsque j'ai refermé ce livre d'entretiens, je me suis précisément trouvé face à une séparation douloureuse. Je n'avais pas envie de quitter l'auteure mais, au contraire, d'entendre à nouveau sa voix pour mieux la comprendre. Pour mieux me surprendre. Car en réalité, comme le dit Marcel Proust dans Le Temps retrouvé : "Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même".

A la ville comme sur les pages, le style d'Annie Ernaux ne triche pas
Il est refus de l'artifice et de la coquetterie

***** Regarde les lumières mon amour *****

Le titre fait référence à l'exclamation d'une maman qui s'adresse
à sa petite fille devant les illuminations de Noël

Un grand rendez-vous humain

Annie Ernaux se prête à nouveau à l'exercice de "raconter la vie". Son journal, publié en mars 2014, est celui d'une cliente habituelle de l'hypermarché Auchan de Cergy. Le titre Regarde les lumières mon amour fonctionne à la fois comme une invitation et comme antiphrase. Ce que l'écrivaine nous donne à voir, c'est la banalité du supermarché, mais aussi sa capacité de divertissement, sa fonction sociale, économique et politique. Son regard s'attarde surtout sur les êtres de ce grand rendez-vous humain où se côtoient la diversité des origines, des âges, des conditions sociales et des comportements car l'hyper dévoile la façon de vivre, les ressources, la structure familiale, l'univers intime.

Une plongée sensible dans un prétendu non-lieu

Nous poussons le chariot dans les allées du supermarché, nous prenons l'escalator et nous passons en caisse en compagnie de l'auteure (le moment le plus chargé de tensions et d'irritations). Au fil de ses déambulations, elle décrypte la structure de l'édifice, le contrôle des vigiles, les promotions, le défilé d'adolescents pendant les vacances scolaires, la place des rayons (le super discount au fond, à côté de la nourriture pour animaux) et l'excès de marchandises (les trésors de l'épicerie fine ou l'étal désert de la poissonnerie face à la collecte nationale de la Banque alimentaire), J'ai particulièrement aimé la précision, la vivacité, l'humour et parfois la révolte de ses réflexions quant au rêve des femmes devant les articles de beauté de la parapharmacie ("Rien n'a changé depuis Le Bonheur des dames, les femmes sont toujours la première cible consentante du commerce"), à l'absence de littérature parmi le foisonnement des ouvrages pratiques à l'espace librairie (en particulier les livres de cuisine assurant "la pérennité de la femme aux casseroles") et à la profusion de jouets pour garçons et filles : l'exploit versus le ménage, la séduction et le pouponnage ("Je suis agitée de colère et d'impuissance. Je pense aux Femen, c'est ici qu'il vous faut venir, à la source du façonnement de nos inconscients, faire un beau saccage de tous ces objets de transmission").

Faire un geste politique

Annie Ernaux est attentive aux exclus de la consommation ou à ceux qui au Bangladesh la paient de leur vie. Elle rejette la carte de fidélité car elle ne souhaite pas se soumettre à la stratégie d'incitation consumériste pratiquée par toutes les grandes surfaces. Elle refuse également de se servir des caisses Rapid : "Sur internet je lis que l'engin qui sert à scanner est appelé un pistolet et que des consommateurs se déclarent satisfaits du système. De l'arme qui élimine les caissières et nous livre en même temps au pouvoir discrétionnaire de l'hyper". Il se peut que cette vie disparaisse un jour et que le supermarché soit supplanté par la commande sur internet ou le "drive". Les enfants d'aujourd'hui devenus adultes se souviendront alors avec mélancolie des courses "comme les plus de cinquante ans gardent en mémoire les épiceries odorantes d'hier où ils allaient "au lait" avec un broc en métal."


***** Pour aller plus loin *****


Ce volume contient, notamment : Les armoires vides - La honte - L’événement - La femme gelée - La place - Journal du dehors - Une femme - «Je ne suis pas sortie de ma nuit» - Passion simple - Se perdre - L’occupation - Les années .

***** Entretiens radiophoniques avec Laure Adler *****
"Hors-champs" sur France Culture

La lecture :
http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-annie-ernaux-13-la-lecture-2014-10-06

L'atelier d'écriture :
http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-annie-ernaux-23-l-atelier-d-ecriture-2014-10-07

Le rapport au temps :
http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-annie-ernaux-33-le-rapport-au-temps-2014-10-08

dimanche 23 novembre 2014

Glaneurs de rêves, Patti Smith

Couverture : La fileuse, chevrière auvergnate (détail)
Jean-François Millet, 1868-1869, Musée d'Orsay.

Patti Smith est pour moi une sorte de grande soeur américaine à la sauvagerie douce. J'aime son tempérament rugueux, sa dégaine de poétesse androgyne, sa silhouette efflanquée, sa voix lente et grave, sa longue crinière folle, son visage sereinement tourmenté, son parfum de bonnes manières et sa passion des lettres françaises, en particulier pour Rimbaud et les auteurs romantiques. Elle est l'une de mes sources d'inspiration car elle ne cesse d'explorer sa vérité de femme libre et rebelle à travers différents médiums : la musique, la chanson, la littérature, le dessin, la photographie et l'activisme politique.

L'enfance, un terreau poétique 

En 1991, Patti Smith traverse une dépression et reste assise pendant des heures sous les saules du jardin alors qu'elle habite avec son mari et ses deux enfants dans les faubourgs de Detroit. Elle rédige Glaneurs de rêves, un bref récit autobiographique accompagné de photographies, qui la sort de sa torpeur et d'une inexprimable mélancolie. Ce texte salvateur, jusqu'ici inédit en France, est la célébration d'une acuité poétique née au cours de ses jeunes années. Issue du monde rural, fille de Témoins de Jéhovah, rien ne prédispose la demoiselle à devenir artiste. Or l'enfance est décrite ici comme un accès privilégié au monde de l'étrange, de la création, du rêve et des croyances : "L'enfant, dérouté par l'ordinaire, entre sans effort dans l'étrange, jusqu'à ce que la nudité l'effraie, le confonde ; là il cherche une certaine protection, un certain ordre. Il entrevoit, il glane, assemblant un fol édredon de vérités - des vérités sauvages et nébuleuses, dont c'est à peine si elles frôlent en fait la vérité. Il arrive que la cruelle intensité de ce phénomène produise un éclat de beauté mais bien souvent il n'est qu'un déchirement dans le chatoiement d'où s'arracher, se dégager. Une colonne de corde qui traverse une arène plus lointaine et éblouissante que jamais."

Les souvenirs (lieux, objets, personnes)

L'artiste nous invite à parcourir son petit musée intime à travers une succession de tableaux choisis, à la fois authentiques et imaginaires, dont elle nous restitue les détails avec la ferveur d'une mystique égrainant son chapelet (sa mère lui inculque une éducation excessivement religieuse, elle fera très tôt sa prière avant de dormir). Grâce à sa qualité d'attention, de présence à soi-même et au monde - sources d'un émerveillement communicatif devant la magie de toutes choses - elle nous fait don d'images étonnantes à propos d'objets, de lieux, de personnages attachants. Vous vous promènerez dans une salle de bal ou une vieille grange noire du New Jersey peuplée de chauves-souris, sur le dos d'un cheval de rêve, à travers une image du Café des Poètes à Paris ou d'un extrait de film de Jean Cocteau. Vous procéderez à l'inventaire du fol butin de l'artiste souvent observé en pleine nuit : dictionnaires, disques, encres, feuilles de vélin, dessins, portrait de Fernando Pessoa, reproduction du parchemin de la Déclaration d'indépendance, tasse de thé, rubis indien, imperméable vert pomme et autres amulettes et breloques. Vous croiserez la route de Kimberly (la petite soeur asthmatique) et de Bambi (le chien de la famille fauché par un camion).Vous interrogerez le regard du vieux vendeur d'appâts de pêche (il veille sur sa femme enterrée dans le jardin) puis serez troublé par la beauté du dramaturge Sam Shepard : "Il se réveille en sursaut, le cow-boy sans but, il rayonne de bonne volonté et la vadrouille le démange. Il jette son fardeau sur son épaule. Sa façon de vivre à lui, sa fin à lui. Aussi atroce, aussi radieuse qu'elle puisse être. Il a accepté la majesté de son sort avec un coeur sans questions et son cadeau repose encore enveloppé devant lui : la liberté, cette satanée liberté."

Sans titre, Jackson Pollock, vers 1948-49, Metropolitan Museum Of Art, New York.


Patti Smith évoque les larmes de peinture de l'artiste américain lorsqu'elle retrouve une goutte de sang tombée dans un de ses carnets. Après de longues recherches parmi le travail de l'expressionniste abstrait, j'ai trouvé que cette encre noire mêlée à la peinture laquée vermillon, ici projetées sur la toile, entrait en résonance avec l'image mentale de Patti.

Les glaneurs de rêves

L'auteure vous présentera enfin les glaneurs de rêves, tantôt esprits des champs tantôt étranges créatures, parées de capes et de bottes, vivant dans les nuages. Il vous suffira d'être plein de compassion pour l'infime, de respecter la nature et de cultiver la bonté du coeur pour les apercevoir. Patti Smith regrette de ne pas avoir l'étoffe d'un peintre afin de rendre hommage à l'omniprésente beauté de ce qu'elle contemple (la mer, le ciel, les nuages, les arbres, la végétation, les animaux et surtout la phalène blanche, un grand papillon de nuit, dont les ailes font l'objet de plusieurs métaphores) : "Je rêvais d'être peintre, mais j'ai laissé l'image glisser dans une cuve de pigments et de crème pâtissière pendant que je sautais de temple en décharge en quête du mot. Une bergère solitaire qui ramassait des bouts de laine arrachés par la main du vent au ventre d'un agneau."

Les glaneuses, Jean-François Millet, 1857

Millet livre dans ce tableau le résultat de dix années de recherches autour du thème des glaneuses. Ces femmes incarnent le prolétariat rural. Il juxtapose ainsi les trois phases de leur mouvement répétitif et éreintant : se baisser, ramasser, se relever. Si une calme sérénité semble émaner du tableau, il n'en est rien ! Cette toile provoquera l'un des scandales les plus retentissants du XIXe siècle. En arrière-plan du tableau, on constate que la récolte a été bonne. Les journaux y voient le symbole d'une révolution populaire menaçante. La façon dont Millet décrit la pauvreté dérange. Ces glaneuses semblent culpabiliser et troubler l'ordre public.

Une phalène blanche

Patti Smith, grande admiratrice de Virginia Woolf, réclame une chambre à soi :
un espace de liberté nécessaire au rêve et à la création.

Les fleurs des champs, Louis Janmot (peintre et poète de l'Ecole de Lyon), 1845.

Ophelia, John William Waterhouse, 1889.


L'héroïne de William Shakespeare, couchée dans un pré au bord du fleuve, s'abandonne au rêve éveillé parmi les fleurs. Lorsqu'elle était jeune-fille, Patti Smith avait également l'habitude de s'allonger dans les champs du sud du New Jersey. Elle a même (in)vraisemblablement connu deux épisodes de lévitation avec la sensation de planer au-dessus de l'herbe comme Nijinsky en pleine danse.

Just Kids (collection de poche Folio, tirage limité sous étui pour les fêtes de Noël) 

J'espère que cet article et le montage photo réalisé ci-dessous vous donnera envie de vous procurer au plus vite le livre Just Kids qui retrace la carrière de Patti Smith et de son ami et compagnon, le photographe Robert Mapplethorpe, dans le New York underground des années 1960-1970. Cet ouvrage passionnant - il a obtenu le National Book Award en 2010, l'une des distinctions littéraires les plus prestigieuses des Etats-Unis - est également une poignante histoire d'amour entre deux gamins inséparables dont l'ascension fut le résultat d'une collaboration inspirée que seule la mort pouvait interrompre.


Patti Smith par Renaud Monfourny
Photographie pour le magazine Les Inrockuptibles 

jeudi 23 octobre 2014

Madame, Jean-Marie Chevrier


Début septembre, j'ai demandé un conseil de lecture à Gregory, jeune librairie aux Arcenaulx (une très belle enseigne, également restaurant, située à deux pas du Vieux-Port de Marseille), qui m'a recommandé Madame, le dernier roman de Jean-Marie Chevrier : une excellente surprise sur les chemins de traverse de la rentrée littéraire.

Pour en savoir plus sur la librairie :
http://www.les-arcenaulx.com/
http://www.jeanne-laffitte.com/





Portrait d'une veuve excentrique

Antoinette de la Villonière, propriétaire d'un château délabré près de Villandry dans la Creuse, s'obstine à donner une étrange éducation au fils de ses fermiers, Guillaume Berthier, un collégien solitaire de quatorze ans surnommé Willy. Madame lui donne des cours particuliers sous l'autorité d'une baguette en bambou et dévoile peu à peu un caractère retors, farouche, violent et mystérieux. Elle traine une incroyable dégaine dans son habituelle robe de percale noire (vestige de son éducation religieuse en pensionnat chez les Ursulines), fume des cigarettes Gauloise, boit quatre ou cinq verres de vin de Corbières à partir de 17 heures, conduit une Renault Frégate Grand Pavois 1956 entreposée aux écuries et manipule même une carabine 22 long rifle (elle promet à Willy de tirer sur des bouteilles ou des ragondins en guise de récompense pour ses résultats scolaires). Une seule chose l'apaise, la littérature : "La poésie a posé sur elle un voile de douceur comme cette voilette, dont souvent parle Baudelaire, que les femmes abaissaient pour se protéger du regard du monde." Un unique projet la motive : adopter le jeune-homme, encore mineur, et lui transmettre ses biens en héritage (les parents de Willy donneront leur accord).

Madame et ses fantômes

Madame vit seule au domaine depuis le décès de son mari : un homme sans travail, devenu gros et alcoolique, qui la rendait malheureuse. Elle s'était habituée à faire chambre à part, lire et boire du whisky jusqu'à ce qu'elle assiste passivement au spectacle jubilatoire de sa noyade dans l'étang. Madame perd ensuite la compagnie de sa servante, Alexandrine, qui meurt dans un petit lit près de la cuisinière, les membres déformés par l'arthrose. Enfin, elle considère qu'elle n'a plus de famille puisque son frère, un arrogant médecin parisien avec lequel elle n'a aucune affinité, ne lui rend jamais visite sauf pour effectuer le tour de la propriété et vérifier l'état de la maison et des terres en vue d'une future vente (il déteste cette campagne hostile et marécageuse). Madame s'attache donc à Willy car il aime sa nouvelle vie secrète "nourrie de lectures d'un autre temps" et voue une fascination pour ces lieux magiques : la gentilhommière et ses trois étages de chambres lugubres et abandonnées, le long alignement des volets clos, les hautes constructions de granit, la tour carrée, les douves, le verger, le chenil, le colombier, le poulailler, la porcherie et l'immense étable (plusieurs stalles et trois étages de fenil pour les chevaux).

Le roman bascule dans un univers proche du "thriller" le jour de l'anniversaire de Willy. Antoinette l'autorise alors à franchir la lourde porte de chêne "cloutée de caboches noires et munie d'une serrure inquisitoriale" menant au premier étage pour visiter la chambre de Corentin, son fils disparu il y a précisément quatorze ans. Elle souhaite lui attribuer la pièce en échange d'un sacrifice (tuer un ragondin) et d'un rituel religieux (passer à chaque fois par la chapelle avant de gagner le sanctuaire). Cette sinistre demande signe le début d'un rapport de domination auquel Willy se soumet. Bien qu'il se sente "menacé", il accepte en effet l'emprise maléfique de son professeur et ressent chaque jour un peu plus l'impérieuse nécessité de retourner au château pour fuir à la fois l'ennui de la campagne et le manque d'éducation de sa famille mais aussi remplir son devoir de fils adoptif : "Il se sent menacé. Ce qui intéresse Madame de la Villonière - un nom pareil, pour être si vieux, sent déjà la tombe -, ce qu'elle souhaite, c'est le voir mort, là, dans la chambre, que son joli petit visage de vivant soit celui de Corentin et qu'elle puisse recréer son musée dont il ne sera que la figure de cire (...) Elle prépare une chambre d'enfant comme on le fait en prévision d'une naissance. Le bébé a 14 ans."

La chute du roman ? : une ascension pour une renaissance

Pour son quinzième anniversaire, Madame offre une paire de chaussures d'escalade à Willy et l'emmène dans la carrière où Corentin, victime d'un accident de varappe (sa passion), est mort sur le coup. Elle lui avoue que sa naissance a été pour elle un évènement insupportable dont elle s'est consolée en attendant sa chute. Le jeune-homme, horrifié par cette révélation, grimpe soudain sur une paroi au milieu du cirque rocheux et poursuit lentement son ascension jusqu'au sommet. Madame refuse d'assister à son triomphe : "Au fur et à mesure qu'il s'élève, l'image de Corentin revient. D'abord comme une comparaison. Autant Corentin montait en force, autant Willy monte en souplesse. Bientôt les images des deux garçons n'en font qu'une, se superposent, c'est un seul et même corps qu'elle voit sur la paroi bleue du granit. La nuque tendue, le visage crispé par la peur, elle est l'image d'une mère douloureuse, celle représentée au pied du calvaire". Elle détourne le regard et saute dans un ravin "comme tombent les damnés, dans un espace infini, jupe par dessus tête, tant que devra durer l'expiation."

Un huis-clos déroutant

J'ai beaucoup aimé ce huis-clos écrit dans un style à la fois simple et travaillé avec de bons dialogues. Jean-Marie Chevrier excelle à créer un univers féerique et macabre - digne des romans gothiques anglais de la fin du 18e siècle et du début du 19e siècle - où l'on prend plaisir à partager l'intimité d'un duo fusionnel, cloîtré dans un château en décrépitude, que pourtant tout sépare (l'âge, l'éducation, les espérances). L'auteur réussit également, grâce à une déroutante économie d'émotions, à maintenir le suspense jusqu'au dénouement totalement inattendu. L'emprisonnement qui était au départ une délivrance pour Willy (l'accession au savoir et la fréquentation d'un milieu bourgeois) se transforme en un véritable cauchemar où chacun lutte pour sa survie. J'émets toutefois un bémol quant à l'originalité du personnage de Madame qui me semble largement inspiré de Miss Havisham, l'héroïne du chef d'oeuvre anglais De Grandes Espérances*. En effet, dans le roman de Charles Dickens, cette vieille dame fortunée et retirée du monde dans son vaste manoir délabré, exerce le même type d'abus de faiblesse que Madame sur Willy. Elle fait espérer au jeune Pip, son garçon de compagnie (il la considère comme sa bienfaitrice), un avenir d'étudiant pour échapper à la condition ouvrière.

Le personnage de Pip dans De Grandes Espérances
(mini-série de Brian Kirk réalisée en 2011 pour la BBC d'après le roman de Charles Dickens)

Pip, devenu étudiant, et Miss Havisham
Willy est effrayé lorsque Madame rit : "Ce visage n'est pas fait pour le rire; rien de mutin, aucune étincelle, aucune ride ne l'y prédispose, si bien qu'on le voit se transformer en une grimace plus douloureuse que la douleur elle-même."

* Dans un petit village anglais du Kent, le jeune orphelin Pip mène une existence humble auprès de sa soeur acariâtre et de son mari, le bienveillant forgeron Joe Gargery, jusqu'au jour où il est pris comme garçon de compagnie par Miss Havisham, une vieille dame fortunée qui vit retirée du monde dans son manoir. Cette dame étrange, toujours assise dans la pénombre, porte une robe de mariée en décomposition depuis qu'elle a été abandonnée par son fiancé à l'autel du mariage il y a de nombreuses années. Elle fait croire à Pip qu'elle est sa bienfaitrice et qu'il pourrait faire des études et échapper à sa modeste condition. L'illusion du jeune garçon l'aide à mettre en oeuvre son plan maléfique de briser le coeur des hommes par sa fille adoptive interposée, la belle Estella "au-coeur-de-glace".

mercredi 17 septembre 2014

Chambre 2, Julie Bonnie

A toutes les mères. Et en particulier à la mienne, ex-membre du corps de ballet de l'Opéra de Lyon puis danseuse d'opérettes espagnoles et de flamenco, qui a abandonné la vie d'artiste pour devenir secrétaire et m'élever.

A mon frère et à sa compagne (actuellement enceinte!).

A tous ceux qui ont connu la sensation étrange de ne pas être à leur place au travail. 

Chambre 2 a obtenu le Prix du roman FNAC 2013
Julie Bonnie, née à Tours en 1972, est chanteuse, guitariste, violoniste, compositeur et écrivain
(elle a donné son premier concert à 14 ans et a chanté dans toute l'Europe pendant plus de dix ans)

L'héroïne du roman, Béatrice, est une ancienne artiste punk-rock issue du mouvement grunge du début des années 1990. Pendant treize ans, elle a dansé nue sur scène au sein du Cabaret de l'amour ("un cabaret à la berlinoise, noir, triste, beau, sexuel"), une troupe fondée par son mari Gabor, un violoniste gitan, en association avec quelques amis. Le suicide d'un couple de strip-teaseurs homosexuels atteints du sida, dont le show époustouflant leur assurait jusqu'ici le succès, mit brutalement fin à leur tournée dans toute la France. Gabor fut anéanti par ce drame et plongea dans l'alcool, abandonnant sa femme et ses deux enfants (Norma Maria Rose et Roméo pour lequel la maman a joui en accouchant!). Béatrice entama alors une formation pour se reconvertir comme auxiliaire de puériculture.

Le roman, découpé en très courts chapitres, suit la tournée de Béatrice dans les chambres du service de maternité du Docteur Mille (un homme blasé par son métier) où elle nous livre les soubresauts de son quotidien : la naissance n'a rien du conte de fées promis et l'accouchement met parfois le corps et l'âme au supplice.


Julie Bonnie évoque avec justesse les réactions diverses des femmes face à la naissance (joie, baby blues, dégoût, rejet, dépression, folie), les nombreuses questions quant aux soins à apporter aux nouveaux-nés, la difficulté d'allaiter ou bien encore la détresse liée à un avortement ou une fausse-couche (l'héroïne a elle-même perdu un fils à l'état de foetus enterré dans une petite boite au cimetière du Père Lachaise, le quartier où elle habite). J'ai particulièrement aimé le passage sur l'épuisement d'une césarienne, bousculant les clichés à propos des mamans épanouies (j'ai moi-même très mal vécu cette opération : hémorragie, douleurs, sentiment d'échec car je ne me suis pas sentie capable de guider l'enfant par les voies naturelles) : "Dans le lit il y a un fantôme qui a dû être une femme, pas plus tard qu'il y a une semaine. Elle a les yeux boursouflés, les cheveux sales et en bataille,  à poil, avec un slip filet plein de sang, le bide qui dégouline par-dessus, assise comme une folle sur le bord de son lit, le regard perdu (...) Mais les chirurgiens ne savent pas ce qu'ils découpent. On leur a appris la chair, la peau, l'utérus,  le muscle. Pas l'âme. Ils ne savent pas du tout ce qu'ils font. Ils remettent une dame dans un lit, avec des agrafes elle a l'air entière." J'ai également été touchée par le pleurer-rire d'une jeune fille de 19 ans qui se "réveille" d'un déni de grossesse (chacune de nous partage la culpabilité de ne pas être une "mère parfaite") : "Je la vois tomber amoureuse. C'est comme si une nouvelle couleur venue de nulle part, comme si l'indigo de l'arc en ciel de mon enfance avait envahi toute la pièce (...) J'assiste à la naissance d'une mère. C'est presque plus émouvant que la naissance d'un enfant. Le spectacle, si près de moi, est à la hauteur de toutes les peintures religieuses du monde. C'est ça, un miracle (...) Je comprends la honte, la culpabilité. Je comprends tout au plus profond de moi. Je vais vous dire, même, je crois qu'à ce moment je ressens exactement ce qu'elle ressent. Fermez les yeux, s'il vous plaît. Imaginez cette chambre d'hôpital où tout est indigo. Et où se passe un miracle sans Dieu, de la puissance d'un ouragan, pour deux femmes inadaptées qui pleurent." Enfin, j'ai trouvé terriblement cruelle l'hypocrisie dont toutes les générations confondues font preuve vis-à-vis du monde merveilleux de l'enfant à paraître. Le dernier tabou serait d'avouer aux futures mères que tout ne sera pas rose en devenant responsable d'un petit être susceptible de tuer la relation de couple (comment devenir parent et préserver le désir pour l'autre ?) : "Evidemment, personne ne lui a parlé de l'odeur d'étable, du sang, de la douleur, du petit corps visqueux et incompréhensible, des seins en charpie, des nuits entièrement blanches, du sentiment de solitude, d'impuissance. Déjà on ne lui avait pas vraiment parlé des mâles non plus, du vagin, des liquides, des odeurs, du souffle bruyant du désir, des rictus, du mouvement, du frottement. Non, une jolie robe, un baigneur acheté au magasin, et démerde-toi".

Maternité, Pablo Picasso (1905)

L'Avortement, lithographie de Frida Kahlo (1932)
Mexico, Xochimilco, Museo Dolores Olmedo

A travers ce texte, l'auteur dénonce en contrepoint les mauvaises conditions de travail à l'hôpital, le petit pouvoir des chefs sur les employés, le manque de solidarité entre collègues face aux coups durs (l'amie de Béatrice, une sage-femme portugaise peu encline aux commérages, est licenciée car déclarée responsable de la mort d'un bébé victime d'un arrêt cardiaque) ainsi que les lieux communs et autres vulgarités échangés en salle de repos, en particulier lors de la "trans"*. Elle énumère ainsi tous les inconvénients du métier qui l'amènent à voler des anxiolytiques dans la pharmacie réservée aux patientes du service pour calmer ses angoisses de mort : "N'oublions pas les blouses horribles, en nylon, qui commencent à bien puer à la mi-journée, les gardes de douze heures, dans les tongs, les pieds gonflés,  les cernes qui se creusent,  les bijoux interdits,  les bourrelets à cause de l'élastique à la taille qui serre trop, les ballonnements,  le gavage au chocolat (merci quand même,  mesdames) et les repas avalés en une seconde.  L'âge,  les bas de contention,  les varices et les ceintures dorsales. ET le salaire de merde". Elle fait des malaises répétitifs et a la sensation que les contours de son corps disparaissent et que sa peau ne remplit plus sa fonction : "Tout mon être est paralysé, les mouvements sont impossibles, un cachot. Pourtant chacun de mes muscles veut s'enfuir, bouger, exister (...) Je frotte ma peau, mes membres, parfois jusqu'au sang. La douleur infligée rappelle à ma peau qu'elle est là pour faire son boulot de protection, de séparation, de barrière". Elle finit par être licenciée lorsque le personnel la retrouve endormie à côté de la femme-épave de la chambre 2 (un légume suite à la perte d'un enfant) décédée d'une crise cardiaque pendant son sommeil.

J'ai été chamboulée par la lecture de ce roman "féministe" rempli d'amour. Il m'a soufflé une parole bienveillante à l'oreille : réveiller mon corps du temps où il existait, soit reprendre le sport. L'expérience de Béatrice entre curieusement en résonance avec mon actuel départ de l'office HLM où j'ai travaillé pendant dix ans (la deuxième année, j'ai abandonné la danse à la naissance de ma fille) avant de tomber en dépression. J'étais sans doute bien trop vulnérable face à la misère sociale des locataires (pauvreté, insatisfactions, exigences, harcèlement téléphonique, agressions verbales) ainsi qu'à la férocité des collègues qui se détruisent les uns et les autres et au travail administratif truffé de procédures à suivre à la lettre sans commettre d'erreur. Je laisse le dernier mot à Béatrice résumant bien l'état de la société actuelle qui enfonce le voisin au lieu de lui tendre la main : "Ils savaient à l'avance. Ils avaient compris, eux, ce qui pouvait arriver quand on est pas en béton. Pourtant, ils étaient restés là, à me regarder tomber, sombrer, comme on aime observer un accident de voiture, parce que ça conjure le sort."

* La transmission désigne le moment où l'équipe se réunit pour parler de ce qui se passe chambre par chambre : "Une foire au mal-être du corps médical".

L'étoile Marie-Agnès Gillot (campagne Repetto 2012)
Etre libre comme l'air

Marie-Agnès Gillot photographiée par Mario Sorrenti (M, Le magazine du Monde, 25 mai 2013)
Sortir du liquide amniotique / Redevenir poussière