Début septembre, j'ai demandé un conseil de lecture à Gregory, jeune librairie aux Arcenaulx (une très belle enseigne, également restaurant, située à deux pas du Vieux-Port de Marseille), qui m'a recommandé Madame, le dernier roman de Jean-Marie Chevrier : une excellente surprise sur les chemins de traverse de la rentrée littéraire.
Pour en savoir plus sur la librairie :
http://www.les-arcenaulx.com/
http://www.jeanne-laffitte.com/
Portrait d'une veuve excentrique
Antoinette de la Villonière, propriétaire d'un château délabré près de Villandry dans la Creuse, s'obstine à donner une étrange éducation au fils de ses fermiers, Guillaume Berthier, un collégien solitaire de quatorze ans surnommé Willy. Madame lui donne des cours particuliers sous l'autorité d'une baguette en bambou et dévoile peu à peu un caractère retors, farouche, violent et mystérieux. Elle traine une incroyable dégaine dans son habituelle robe de percale noire (vestige de son éducation religieuse en pensionnat chez les Ursulines), fume des cigarettes Gauloise, boit quatre ou cinq verres de vin de Corbières à partir de 17 heures, conduit une Renault Frégate Grand Pavois 1956 entreposée aux écuries et manipule même une carabine 22 long rifle (elle promet à Willy de tirer sur des bouteilles ou des ragondins en guise de récompense pour ses résultats scolaires). Une seule chose l'apaise, la littérature : "La poésie a posé sur elle un voile de douceur comme cette voilette, dont souvent parle Baudelaire, que les femmes abaissaient pour se protéger du regard du monde." Un unique projet la motive : adopter le jeune-homme, encore mineur, et lui transmettre ses biens en héritage (les parents de Willy donneront leur accord).
Madame et ses fantômes
Madame vit seule au domaine depuis le décès de son mari : un homme sans travail, devenu gros et alcoolique, qui la rendait malheureuse. Elle s'était habituée à faire chambre à part, lire et boire du whisky jusqu'à ce qu'elle assiste passivement au spectacle jubilatoire de sa noyade dans l'étang. Madame perd ensuite la compagnie de sa servante, Alexandrine, qui meurt dans un petit lit près de la cuisinière, les membres déformés par l'arthrose. Enfin, elle considère qu'elle n'a plus de famille puisque son frère, un arrogant médecin parisien avec lequel elle n'a aucune affinité, ne lui rend jamais visite sauf pour effectuer le tour de la propriété et vérifier l'état de la maison et des terres en vue d'une future vente (il déteste cette campagne hostile et marécageuse). Madame s'attache donc à Willy car il aime sa nouvelle vie secrète "nourrie de lectures d'un autre temps" et voue une fascination pour ces lieux magiques : la gentilhommière et ses trois étages de chambres lugubres et abandonnées, le long alignement des volets clos, les hautes constructions de granit, la tour carrée, les douves, le verger, le chenil, le colombier, le poulailler, la porcherie et l'immense étable (plusieurs stalles et trois étages de fenil pour les chevaux).
Le roman bascule dans un univers proche du "thriller" le jour de l'anniversaire de Willy. Antoinette l'autorise alors à franchir la lourde porte de chêne "cloutée de caboches noires et munie d'une serrure inquisitoriale" menant au premier étage pour visiter la chambre de Corentin, son fils disparu il y a précisément quatorze ans. Elle souhaite lui attribuer la pièce en échange d'un sacrifice (tuer un ragondin) et d'un rituel religieux (passer à chaque fois par la chapelle avant de gagner le sanctuaire). Cette sinistre demande signe le début d'un rapport de domination auquel Willy se soumet. Bien qu'il se sente "menacé", il accepte en effet l'emprise maléfique de son professeur et ressent chaque jour un peu plus l'impérieuse nécessité de retourner au château pour fuir à la fois l'ennui de la campagne et le manque d'éducation de sa famille mais aussi remplir son devoir de fils adoptif : "Il se sent menacé. Ce qui intéresse Madame de la Villonière - un nom pareil, pour être si vieux, sent déjà la tombe -, ce qu'elle souhaite, c'est le voir mort, là, dans la chambre, que son joli petit visage de vivant soit celui de Corentin et qu'elle puisse recréer son musée dont il ne sera que la figure de cire (...) Elle prépare une chambre d'enfant comme on le fait en prévision d'une naissance. Le bébé a 14 ans."
La chute du roman ? : une ascension pour une renaissance
Pour son quinzième anniversaire, Madame offre une paire de chaussures d'escalade à Willy et l'emmène dans la carrière où Corentin, victime d'un accident de varappe (sa passion), est mort sur le coup. Elle lui avoue que sa naissance a été pour elle un évènement insupportable dont elle s'est consolée en attendant sa chute. Le jeune-homme, horrifié par cette révélation, grimpe soudain sur une paroi au milieu du cirque rocheux et poursuit lentement son ascension jusqu'au sommet. Madame refuse d'assister à son triomphe : "Au fur et à mesure qu'il s'élève, l'image de Corentin revient. D'abord comme une comparaison. Autant Corentin montait en force, autant Willy monte en souplesse. Bientôt les images des deux garçons n'en font qu'une, se superposent, c'est un seul et même corps qu'elle voit sur la paroi bleue du granit. La nuque tendue, le visage crispé par la peur, elle est l'image d'une mère douloureuse, celle représentée au pied du calvaire". Elle détourne le regard et saute dans un ravin "comme tombent les damnés, dans un espace infini, jupe par dessus tête, tant que devra durer l'expiation."
Un huis-clos déroutant
J'ai beaucoup aimé ce huis-clos écrit dans un style à la fois simple et travaillé avec de bons dialogues. Jean-Marie Chevrier excelle à créer un univers féerique et macabre - digne des romans gothiques anglais de la fin du 18e siècle et du début du 19e siècle - où l'on prend plaisir à partager l'intimité d'un duo fusionnel, cloîtré dans un château en décrépitude, que pourtant tout sépare (l'âge, l'éducation, les espérances). L'auteur réussit également, grâce à une déroutante économie d'émotions, à maintenir le suspense jusqu'au dénouement totalement inattendu. L'emprisonnement qui était au départ une délivrance pour Willy (l'accession au savoir et la fréquentation d'un milieu bourgeois) se transforme en un véritable cauchemar où chacun lutte pour sa survie. J'émets toutefois un bémol quant à l'originalité du personnage de Madame qui me semble largement inspiré de Miss Havisham, l'héroïne du chef d'oeuvre anglais De Grandes Espérances*. En effet, dans le roman de Charles Dickens, cette vieille dame fortunée et retirée du monde dans son vaste manoir délabré, exerce le même type d'abus de faiblesse que Madame sur Willy. Elle fait espérer au jeune Pip, son garçon de compagnie (il la considère comme sa bienfaitrice), un avenir d'étudiant pour échapper à la condition ouvrière.
Pour en savoir plus sur la librairie :
http://www.les-arcenaulx.com/
http://www.jeanne-laffitte.com/
Portrait d'une veuve excentrique
Antoinette de la Villonière, propriétaire d'un château délabré près de Villandry dans la Creuse, s'obstine à donner une étrange éducation au fils de ses fermiers, Guillaume Berthier, un collégien solitaire de quatorze ans surnommé Willy. Madame lui donne des cours particuliers sous l'autorité d'une baguette en bambou et dévoile peu à peu un caractère retors, farouche, violent et mystérieux. Elle traine une incroyable dégaine dans son habituelle robe de percale noire (vestige de son éducation religieuse en pensionnat chez les Ursulines), fume des cigarettes Gauloise, boit quatre ou cinq verres de vin de Corbières à partir de 17 heures, conduit une Renault Frégate Grand Pavois 1956 entreposée aux écuries et manipule même une carabine 22 long rifle (elle promet à Willy de tirer sur des bouteilles ou des ragondins en guise de récompense pour ses résultats scolaires). Une seule chose l'apaise, la littérature : "La poésie a posé sur elle un voile de douceur comme cette voilette, dont souvent parle Baudelaire, que les femmes abaissaient pour se protéger du regard du monde." Un unique projet la motive : adopter le jeune-homme, encore mineur, et lui transmettre ses biens en héritage (les parents de Willy donneront leur accord).
Madame et ses fantômes
Madame vit seule au domaine depuis le décès de son mari : un homme sans travail, devenu gros et alcoolique, qui la rendait malheureuse. Elle s'était habituée à faire chambre à part, lire et boire du whisky jusqu'à ce qu'elle assiste passivement au spectacle jubilatoire de sa noyade dans l'étang. Madame perd ensuite la compagnie de sa servante, Alexandrine, qui meurt dans un petit lit près de la cuisinière, les membres déformés par l'arthrose. Enfin, elle considère qu'elle n'a plus de famille puisque son frère, un arrogant médecin parisien avec lequel elle n'a aucune affinité, ne lui rend jamais visite sauf pour effectuer le tour de la propriété et vérifier l'état de la maison et des terres en vue d'une future vente (il déteste cette campagne hostile et marécageuse). Madame s'attache donc à Willy car il aime sa nouvelle vie secrète "nourrie de lectures d'un autre temps" et voue une fascination pour ces lieux magiques : la gentilhommière et ses trois étages de chambres lugubres et abandonnées, le long alignement des volets clos, les hautes constructions de granit, la tour carrée, les douves, le verger, le chenil, le colombier, le poulailler, la porcherie et l'immense étable (plusieurs stalles et trois étages de fenil pour les chevaux).
Le roman bascule dans un univers proche du "thriller" le jour de l'anniversaire de Willy. Antoinette l'autorise alors à franchir la lourde porte de chêne "cloutée de caboches noires et munie d'une serrure inquisitoriale" menant au premier étage pour visiter la chambre de Corentin, son fils disparu il y a précisément quatorze ans. Elle souhaite lui attribuer la pièce en échange d'un sacrifice (tuer un ragondin) et d'un rituel religieux (passer à chaque fois par la chapelle avant de gagner le sanctuaire). Cette sinistre demande signe le début d'un rapport de domination auquel Willy se soumet. Bien qu'il se sente "menacé", il accepte en effet l'emprise maléfique de son professeur et ressent chaque jour un peu plus l'impérieuse nécessité de retourner au château pour fuir à la fois l'ennui de la campagne et le manque d'éducation de sa famille mais aussi remplir son devoir de fils adoptif : "Il se sent menacé. Ce qui intéresse Madame de la Villonière - un nom pareil, pour être si vieux, sent déjà la tombe -, ce qu'elle souhaite, c'est le voir mort, là, dans la chambre, que son joli petit visage de vivant soit celui de Corentin et qu'elle puisse recréer son musée dont il ne sera que la figure de cire (...) Elle prépare une chambre d'enfant comme on le fait en prévision d'une naissance. Le bébé a 14 ans."
La chute du roman ? : une ascension pour une renaissance
Pour son quinzième anniversaire, Madame offre une paire de chaussures d'escalade à Willy et l'emmène dans la carrière où Corentin, victime d'un accident de varappe (sa passion), est mort sur le coup. Elle lui avoue que sa naissance a été pour elle un évènement insupportable dont elle s'est consolée en attendant sa chute. Le jeune-homme, horrifié par cette révélation, grimpe soudain sur une paroi au milieu du cirque rocheux et poursuit lentement son ascension jusqu'au sommet. Madame refuse d'assister à son triomphe : "Au fur et à mesure qu'il s'élève, l'image de Corentin revient. D'abord comme une comparaison. Autant Corentin montait en force, autant Willy monte en souplesse. Bientôt les images des deux garçons n'en font qu'une, se superposent, c'est un seul et même corps qu'elle voit sur la paroi bleue du granit. La nuque tendue, le visage crispé par la peur, elle est l'image d'une mère douloureuse, celle représentée au pied du calvaire". Elle détourne le regard et saute dans un ravin "comme tombent les damnés, dans un espace infini, jupe par dessus tête, tant que devra durer l'expiation."
Un huis-clos déroutant
J'ai beaucoup aimé ce huis-clos écrit dans un style à la fois simple et travaillé avec de bons dialogues. Jean-Marie Chevrier excelle à créer un univers féerique et macabre - digne des romans gothiques anglais de la fin du 18e siècle et du début du 19e siècle - où l'on prend plaisir à partager l'intimité d'un duo fusionnel, cloîtré dans un château en décrépitude, que pourtant tout sépare (l'âge, l'éducation, les espérances). L'auteur réussit également, grâce à une déroutante économie d'émotions, à maintenir le suspense jusqu'au dénouement totalement inattendu. L'emprisonnement qui était au départ une délivrance pour Willy (l'accession au savoir et la fréquentation d'un milieu bourgeois) se transforme en un véritable cauchemar où chacun lutte pour sa survie. J'émets toutefois un bémol quant à l'originalité du personnage de Madame qui me semble largement inspiré de Miss Havisham, l'héroïne du chef d'oeuvre anglais De Grandes Espérances*. En effet, dans le roman de Charles Dickens, cette vieille dame fortunée et retirée du monde dans son vaste manoir délabré, exerce le même type d'abus de faiblesse que Madame sur Willy. Elle fait espérer au jeune Pip, son garçon de compagnie (il la considère comme sa bienfaitrice), un avenir d'étudiant pour échapper à la condition ouvrière.
Le personnage de Pip dans De Grandes Espérances (mini-série de Brian Kirk réalisée en 2011 pour la BBC d'après le roman de Charles Dickens) |
* Dans un petit village anglais du Kent, le jeune orphelin Pip mène une existence humble auprès de sa soeur acariâtre et de son mari, le bienveillant forgeron Joe Gargery, jusqu'au jour où il est pris comme garçon de compagnie par Miss Havisham, une vieille dame fortunée qui vit retirée du monde dans son manoir. Cette dame étrange, toujours assise dans la pénombre, porte une robe de mariée en décomposition depuis qu'elle a été abandonnée par son fiancé à l'autel du mariage il y a de nombreuses années. Elle fait croire à Pip qu'elle est sa bienfaitrice et qu'il pourrait faire des études et échapper à sa modeste condition. L'illusion du jeune garçon l'aide à mettre en oeuvre son plan maléfique de briser le coeur des hommes par sa fille adoptive interposée, la belle Estella "au-coeur-de-glace".
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