La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

samedi 29 mars 2014

Mon cher petit Lou, Guillaume Apollinaire

A tous ceux qui, loin de leur adoré(e), espèrent que les entractes de l'amour soient de courte durée.

Afin de célébrer le centenaire de la Première Guerre mondiale (voir l'artillerie lourde en librairie si vous souhaitez vous retrancher à l'abri face aux scandales médiatiques qui pleuvent comme des obus), je vous propose de découvrir une sélection de lettresde Guillaume Apollinaire à Louise de Coligny-Châtillon publiées dans la collection de poche Folio 2€, soit l'acquisition, pour un prix dérisoire, d'une sublime déclaration d'amour et d'un précieux témoignage sur la vie quotidienne des poilus.

En 1914, Apollinaire tombe amoureux de Louise, ravissante jeune femme divorcée, qu'il rencontre chez un ami à Nice. Celle-ci a l'art de s'offrir lors de déchainements passionnés et de se dérober. Lassé de cette vaine poursuite et poussé par la volonté de démontrer combien il est français, malgré son nom polonais (l'opinion publique est violemment nationaliste), Apollinaire s'engage dans l'armée et se soumet au dur entraînement du peloton d'élèves officiers du 38e régiment d'artillerie de campagne en caserne à Nîmes. La présente correspondance nous donne la sensation de partager l'intimité du poète. Nous apprenons une multitude de petits détails concernant sa santé (il a une bonne constitution mais il souffre toutefois de violentes coliques provoquées par le froid), ses activités (corvées militaires, séances de tir, nettoyage des écuries et pansage des chevaux), ses progrès en équitation (il apprend à gérer au trot le "tape cul" sur la selle), sa complicité avec sa monture, son optimisme (il ne se plaint jamais et espère des heures de permission sans cesse reportées), ses exaltations amoureuses et ses fantasmes. Il aime contempler le corps de Lou, caresser ses seins roses et sa toison d'or, fouetter gentiment son "gros derrière", boire à la source de son sexe et pénétrer son "petit jardin secret si joli, si gracieux, si bien fait, si savant en torsions, en happements …". En son absence, il imagine une variante d'extases qui lui permettent de "faire menotte". Ceux qui, comme moi, ne connaîtraient pas cette expression se réjouiront de la voir ici désigner, plus élégamment, la masturbation. 

La constance avec laquelle Apollinaire démontre la force de ses sentiments ne semble cependant pas toucher Lou qui tarde de plus en plus à lui répondre. Comment expliquer tant d'indifférence ? Je pense qu'elle devait être agacée par ses emballements (il célèbre son corps plutôt que son esprit), son manque de perspicacité quant à la légèreté de leur relation (elle a le projet de se fiancer avec un autre homme) et sa maladresse. N'est-elle pas effrayée lorsqu'il fait rimer amour et ardeur patriotique ? (voir le poème ci-dessous). Reconnait-elle vraiment son parfum unique dans ce bouquet de lettres passionnées, au sillage trop entêtant, composé des amours fanés du poète ? : "J'ajoute à cette adoration tout ce que j'ai pu éprouver pour d'autres femmes, car tu es pour moi tous les amours, mon Lou, et je dois te rapporter tous les battements de mon coeur, ceux-mêmes d'avant que nous nous connaissions".

"Je pense à toi mon Lou ton coeur est ma caserne
Mes sens sont tes chevaux ton souvenir est ma luzerne

Le ciel est plein ce soir de sabres d'éperons
Les canonniers s'en vont dans l'ombre lourds et prompts

Mais près de moi je vois sans cesse ton image
Ta bouche est la blessure ardente du courage

Nos fanfares éclatent dans la nuit comme ta voix
Quand je suis à cheval tu trottes près de moi

Nos 75** sont gracieux comme ton corps
Et tes cheveux sont fauves comme le feu d'un obus qui éclate au nord".

: L'intégralité de la correspondance : Lettres à Lou, L'Imaginaire, n° 593, Editions Gallimard.

** Les femmes fabriquaient les obus du canon de 72 mm à tir rapide (modèle 1897),
une pièce d'artillerie de campagne de l'armée française 


*****  A écouter *****

Le Voyageur, poème lu par Apollinaire  


Pour entendre la voix du poète enregistrée le 25 décembre 1913 (Archives de la parole) : http://www.larevuedesressources.org/le-voyageur-lu-par-apollinaire,365.html


A gauche : Guillaume de Kostrowitzky (Apollinaire), artilleur, dessin de Pablo Picasso (1914)
En haut à droite : grièvement blessé à la tête, il est trépané en 1916
En bas à droite: Louise de Coligny-Châtillon

Apollinaire est le troisième soldat à partir de la droite (1916, Coll. Archives Larbor)
Le poète s'est porté volontaire pour combattre au front en avril 1915
suite à l'échec de sa liaison avec Lou

vendredi 21 mars 2014

Hommage à Filou, histoire comme chat

A Filou, adopté dans un refuge, qui vient d'accéder au paradis des chats pitres. 

Ma fille, Emma, pense à son petit compagnon et se console dans la lecture.


Filou a été recueilli par les bénévoles d'un refuge de banlieue parisienne après une longue errance où il a contracté de multiples maladies (gale des oreilles, coryza, gingivite, problèmes digestifs). Malgré son état de santé et une légère surdité, nous l'avons adopté, en mars 2011, pour son allure de chat norvégien et son tempérament affectueux. C'était un mâle européen (tigré gris), âgé de 10 ans, avec une épaisse fourrure, une truffe rose vif, des yeux ambres bordés de blanc et une barbichette comme trempée dans le lait. Il était brave, débonnaire, gourmand mais aussi très collant. Il nous suivait partout, y compris en voiture, et ronronnait à la moindre caresse sur le sommet de son crâne ou les coins de sa bouche. Il avait la manie de ronfler bruyamment et de laisser dépasser un bout de langue après sa toilette, ce qui lui conférait un air comique. Trois ans de souffrances silencieuses ont eu raison de lui. Le vétérinaire a préféré lui épargner les complications d'un probable cancer des intestins. Je me souviendrai toujours des heures de lecture en sa compagnie lorsqu'il me réchauffait de ses yeux doux tel un amoureux transi à mes pieds. 

En son honneur, je souhaite faire un clin d'oeil au programme "Book Budies", initié le 20 août 2013 par le refuge américain Animal Rescue League of Berks County (Pennsylvanie), qui aide les enfants âgés de 6 à 13 ans à améliorer leurs compétences en lecture tout en offrant un peu de réconfort à des chats abandonnés : "Les chats trouvent le rythme de la voix très réconfortant et apaisant". 



R. Millot, L'enfant et la lecture, Premier livre de lecture courante, CP-CE1
illustré par Gerda Muller (1965)

mercredi 12 mars 2014

Thérèse et Isabelle, Violette Leduc

Documentaire sur Violette Leduc le 12 mars à 22h50 sur Arte 
"La chasse à l'amour"



"L'impudeur ? C'est l'hypocrisie et la dérobade"
Violette Leduc (1907-1972)

Parce qu'elle n'accepte pas le nouveau mari de sa mère, Thérèse, 17 ans, est placée en pension dans un collège pour filles où elle rencontre Isabelle qui l'éveille au plaisir sexuel. Chaque nuit, cachées derrière le rideau de percale de leur cellule de dortoir, elles explorent leur géographie intime jusqu'à l'épuisement en évitant de réveiller leurs camarades de classe et le personnel de surveillance. 

J'ai été surprise et captivée par ce roman de Violette Leduc, écrit en 1946 et longtemps censuré (la version intégrale a été publiée en 2000), dont je ne connaissais pas du tout l'oeuvre. Son écriture singulière, à la fois poétique et crue, est une vraie découverte. Elle utilise des phrases courtes, percutantes et bourrées de métaphores, directement inspirées de ses propres passions homosexuelles, pour tenter de "rendre le plus minutieusement possible les sensations éprouvées dans l'amour physique". Je vous invite à dévorer d'une traite cet ouvrage (140 pages) et le glisser sous l'oreiller de votre compagne ou de votre compagnon. Cela pourrait bien être la parfaite invitation à un échange quant à la qualité d'écoute de vos corps et de leurs sensations.

Voici un florilège de citations tirées du roman :

"La cour fut à nous. Nous courions en nous tenant par la taille, nous déchirions avec notre front cette dentelle dans l'air, nous entendions le clapotis de notre coeur dans la poussière. Des petits chevaux blancs chevauchaient dans nos seins". 

"Elle souleva mon bras, elle se nourrit dans l'aisselle. Ma hanche pâlissait. J'avais un plaisir froid. Je ne m'habituais pas à tant recevoir. J'écoutais ce qu'elle prenait et ce qu'elle donnait, je clignotais pas reconnaissance : j'allaitais". 

"La caresse est au frisson ce que le crépuscule est à l'éclair. Isabelle entraînait un râteau de lumière de l'épaule jusqu'au poignet, elle passait avec le miroir à cinq doigts dans mon cou, sur ma nuque, dans mon dos (…) Elle violait mon oreille comme si elle avait violé ma bouche avec sa bouche. L'artifice était cynique, la sensation singulière. Je me glaçai, je redoutai ce raffinement de bestialité (…) Les doigts d'Isabelle s'ouvrirent, se refermèrent en bouton de pâquerette, sortirent les seins des limbes et des roseurs. Je naissais au printemps avec le babil du lilas sous ma peau".

"Isabelle allongée sur la nuit enrubannait mes pieds, déroulait la bandelette du trouble. Les mains à plat sur le matelas, je faisais le même travail de charme qu'elle. Elle embrassait ce qu'elle avait caressé puis, de sa main légère, elle ébouriffait et époussetait avec le plumeau de la perversité. La pieuvre dans mes entrailles frémissait. Isabelle buvait au sein droit, au sein gauche. Je buvais avec elle, je m'allaitais de ténèbres quand sa bouche s'éloignait. Les doigts revenaient, encerclaient, soupesaient la tiédeur du sein, les doigts finissaient dans mon ventre en épaves hypocrites".


Le sommeil, Gustave Courbet (1866)

Ces tableaux sont tous intitulés Deux amies
En haut à gauche: Albert Marquet (1912)
En haut à droite : Gustave Klimt (1917)
En bas à gauche : Tamara de Lempicka (2 tableaux de 1923)
En bas à droite : Picasso (1965)

A gauche : Deux femmes dans un embrassement, Egon Schiele (1911)
En haut à droite : Un dessin de Foujita (1924)
En bas à droite : Deux filles allongées dans une position croisée, Egon Schiele (1915)

 
La Vie d'Adèle, film d'Abdellatif Kechiche (octobre 2013)
Palme d'Or au Festival de Cannes
http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19537141&cfilm=203302.html

Le roman Thérèse et Isabelle entre en résonance avec la passion d'Adèle et Emma mais les scènes de sexe du film, proches de l'esthétique pornographique et débordantes de sécrétions (larmes, morve, éjaculation), n'ont absolument pas le charme du texte de Violette Leduc.  
Violette, film de Martin Provost (novembre 2013)
http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19538367&cfilm=193112.html

Violette Leduc, née bâtarde au début du siècle dernier, rencontre Simone de Beauvoir en 1945 à St-Germain-des-Prés. Commence une relation intense entre les deux femmes qui va durer toute leur vie, relation basée sur la quête de la liberté par l'écriture pour Violette et la conviction pour Simone d'avoir entre les mains le destin d'un écrivain hors norme. En 1948, Violette publie L'Affamée : un poème en prose, journal onirique d'une amoureuse, consacré à sa passion pour le Castor (nommée "Elle" tout au long des pages).

dimanche 2 mars 2014

L'abandon

Nu pleurant, Edvard Munch, 1913-1914

Le visage enfoui au creux de ses mains, elle pousse des cris comme un nouveau-né abandonné seul dans sa chambre. La boue de ses cheveux noirs, emmêlés de larmes, coule entre ses jambes parmi le sang des mots. La parole est morte dans son ventre. Elle ne sait pas comment habiller le silence.