« Pour vivre correctement, on a tout intérêt à aménager ses souvenirs (..) Il n’existe pas de matière plus malléable que la mémoire, et plus docile devant nos espérances ».
Ce roman de Franz Bartelt m’a profondément bouleversée parce que j’y ai rencontré un alter ego, un ami silencieux, un héros sans nom en proie à des tourments qui sont aussi les miens. Il s’agit peut-être de l’auteur. Dans ce cas, le « je » ne serait pas celui d’un autre mais le pronom personnel d’une confession singulière.
Ce roman de Franz Bartelt m’a profondément bouleversée parce que j’y ai rencontré un alter ego, un ami silencieux, un héros sans nom en proie à des tourments qui sont aussi les miens. Il s’agit peut-être de l’auteur. Dans ce cas, le « je » ne serait pas celui d’un autre mais le pronom personnel d’une confession singulière.
Pour certains, parler c’est respirer. Pour d’autres, c’est un acte ennuyeux, un passage obligé, une épreuve mais bien la preuve qu’on participe au jeu de la société. Le narrateur, lui, serait plus heureux sans cette politesse contraignante du langage, la banalité des conversations quotidiennes, la profusion de platitudes météorologiques. C’est un journaliste solitaire qui écrit, dans l’intimité de sa maison, des articles élogieux – il encourage ainsi sciemment le commerce des libraires - sur les livres que la presse lui adresse : « Ce n’est pas un métier qui nourrit grassement son homme, mais il possède cet avantage inestimable de le livrer à lui-même et à sa fantaisie, dans la plus gratifiante des libertés ».
Tout se gâte lorsqu’il accepte à contre cœur de parler en direct dans une émission de radio. Les jours qui précèdent cet exercice le rendent malade. Un véritable enfer. La gorge serrée, la bouche sèche, il distrait son angoisse grâce à l’assistance chaleureuse de l’alcool et du sexe. Il se juge ensuite sévèrement: « Dès que j’ai à me déprécier, je parle sans retenue (…) La parole ne m’a jamais été donnée que pour que je me détruise. C’est un mystère ». L’entreprise d’autodestruction n’est pourtant jamais un mystère. Elle est le résultat d’un désamour dont on n’arrive pas à guérir.
C’est alors que, rongé par l’incapacité de parler, il questionne ses états éthyliques et déroule l’histoire familiale. Il s’enivre jusqu’à l’effondrement imitant la chute du père, ouvrier alcoolique, tombé d’un toit alors qu’il avait 17 ans. Celui-ci venait d’arrêter de boire en échange d’une parole de son fils. Parole qui n’est jamais venue et qui a rendu imprononçable toutes les autres paroles. Le héros convoque l’écriture pour ramener son père à la vie, épeler son absence et trouver enfin un espace où s’affranchir de sa mort. Chacun a trop souffert des entêtements de l’autre : « J’écris parce que mon père est certainement mort de mon silence et que cette idée m’est insupportable comme une injustice ».
Lorsque flotte l’odeur de la tristesse – la mère, battue, frottait ses bleus à l’eau de Cologne – le héros se réfugie dans les musées, « Il y fait calme et serein et on y rêve plus merveilleusement que partout ailleurs », ou dans les bras de Mioupe, une ancienne passion, qui vit à deux pas de chez lui et qu’il n’a jamais quittée. Elle seule le comprend, l’accepte et l’éloigne de ses envies suicidaires. Lui, l'aime infiniment mais refuse la vie de couple. Il ne veut pas gâcher leur histoire. Il pense souvent à sa mère qui a tout accepté par amour comme « on se jette dans la vie en croyant, au fond de soi, que l’enchaînement des jours n’est que le prolongement d’un premier jour de bonheur. C’est une respectable naïveté. Sans cette naïveté il y a longtemps que l’homme ne se risquerait plus dans des espoirs aussi systématiquement décevants».
Je partage avec le héros de ce roman de nombreux points communs : la peur de parler en raison d'une extrême timidité, la dépréciation, les idées noires, le goût pour la peinture, le bien-être de la nuit, un père qui oscille entre l’ivresse de l’alcool et le bonheur familial. J'ai foi en l’écriture que Franz oppose à la parole à travers cette jolie métaphore : « Ecrire est un art du silence, de la rumination, de la lenteur. On écrit comme la terre remonte à la surface les pierres qu’elle puise au fond d’elle-même. On parle comme la montagne s’écroule en laissant couler les galets le long de ses pentes. Ce n’est pas le même travail ».