Je vous invite à découvrir et relayer auprès
de vos proches le témoignage bouleversant de Shin, le seul rescapé du camp 14, dont
les propos ont été recueillis par Blain Harden, journaliste américain qui
dirige le bureau du Washington
Post à Tokyo. Ce livre permet au
lecteur d’entrer là où personne n’a jamais été autorisé à aller. Shin
souhaite ainsi éveiller la conscience internationale sur la réalité des camps
afin que la Corée du Nord soit condamnée pour crimes contre les droits de l’homme*(1).
Il refuse d’être réduit au silence et fait sienne la devise de Che Guevara : « Soyons
réalistes, exigeons l’impossible ! ».
1ère partie : La
mécanique répressive
Le camp 14*(2) a été établi en 1959 au centre de la Corée du Nord dans le
comté de Kaechon (province de Pyongyang du Sud). C’est un camp de travail qui
séquestre environ 50 000 dissidents politiques et couvre 280 km2 avec ses fermes,
ses mines et ses usines dispersées le long de vallées encaissées. La plupart des prisonniers sont d’anciens dirigeants du gouvernement, de
l’armée ou du parti au pouvoir qui ont été victimes d’une purge et envoyés là
avec leurs familles. Ils sont soumis aux 10 lois du camp*(3) et au régime de
terreur du goulag nord-coréen : surveillance permanente des gardes, matraquage idéologique mensonger jusqu'à l'absurde, ignorance du monde
extérieur, interdits multiples, travail accablant (12 à 15 heures par jour), délations, humiliations,
coups et punitions, mutilations, tortures pour obtenir des aveux, séances de
critiques et d'autocritiques, viols et insultes envers les femmes (elles sont
toutes appelées « putes »), exécutions souvent publiques. Les
détenus souffrent de malnutrition
chronique (croissance bloquée, voire arriération mentale), mangent des insectes
et des rats afin de calmer les crampes de faim (l’unique repas est un mélange
de maïs, de chou et de sel) et s’entassent dans les dortoirs. Ils n’ont pas
d’eau pour se laver ni d’endroit où faire leurs besoins (les déjections servent
d’engrais). Chacun doit reconnaître les péchés qu’il a commis contre son pays
et contre la société et tout faire pour laver ses erreurs passées par le
travail et la discipline.
Shin in Geun, 23 ans, est l’un de ces
prisonniers. Il est né dans le camp 14. Ses gardes sont ses parents. Il
n'hésite pas à dénoncer sa mère et son frère aîné qui seront pendus pour
tentative d’évasion. Il travaille d’abord un an à la construction d’un barrage
hydroélectrique. Puis, à l'âge de 16 ans, il est envoyé à la porcherie. Enfin,
il est transféré sans raison à l’atelier de vêtements où 2000 femmes et 500
hommes confectionnent des uniformes militaires pour l’armée. Il répare les
machines à coudre jusqu’à ce qu'il en casse une. Les gardes lui coupent immédiatement un doigt en guise de punition. C’est alors qu’il rencontre un
nouveau prisonnier, Park Yong Chul *(4), âgé de 45 ans. Celui-ci a vécu à l’étranger et
lui raconte ses souvenirs, notamment des scènes de repas au restaurant. Shin découvre l’amitié
et rêve d’un avenir où il pourra enfin manger correctement. Il prend la
première décision libre de sa vie, soit ne pas dénoncer son ami. Il rêve à son évasion et brise ainsi le schéma de défiance et de trahison.
2ème partie :
L'évasion
Un jour, les gardes envoient les
prisonniers dans la forêt pour couper des bûches. Shin profite de cette sortie
inhabituelle pour s'enfuir. Il court avec Park en direction de la clôture
électrique létale et chute dans la neige tandis que son ami, arrivé en premier,
meurt électrocuté sur les barbelés. Le poids de son corps affaisse le fil du
bas et crée une ouverture plus grande. Cet accident opportun permet à Shin,
vêtu de plusieurs couches de tissus volés dans l'atelier de confection, de
traverser la clôture en se brûlant toutefois les jambes.
En janvier 2005, il commence à marcher vers la frontière par moins 25 degrés et
traverse le fleuve gelé Tumen pour passer en Chine. Il suit les conseils des
sans-abris pour chaparder de la nourriture et voyager clandestinement en train.
Il entame un mois de cavale avant de trouver du travail chez un fermier chinois
où il est hébergé et nourri pendant qu'il s'occupe des cochons. Il peut se
laver avec de l’eau chaude et du savon. Il se débarrasse enfin des poux avec
lesquels il vit depuis sa naissance. Le fermier lui achète des vêtements
chauds, des bottes de travail, des antibiotiques pour soigner les brûlures sur
ses jambes.
Un mois plus tard, il travaille dans une autre ferme où il s’occupe du
bétail dans les pâturages de montagne. Il apprend à se débrouiller en chinois
avec les vachers. Pour la première fois, il a accès à la radio et entend, dans
sa langue, des critiques virulentes contre les problèmes en Corée du Nord : disette,
provocations militaires, programme nucléaire, dépendance du pays vis-à-vis de
la Chine, vie confortable des transfuges vivant en Corée du Sud où ils sont
logés par le gouvernement de Séoul.
Sans papiers, il doit s’éloigner de la frontière à cause des soldats qui
patrouillent. Il monte dans un train jusqu’à Beijing et arrive en bus à
Shanghai. Dans un restaurant, il rencontre un journaliste avec qui il se rend
au consulat de Corée du Sud. Il y reste confiné pendant 6 mois puis s'envole
pour Séoul où les services de renseignements sud-coréens et américains s’intéressent à lui.
3ème partie : L’éveil du
militant
Shin est envoyé au centre de réinsertion
Hanawon*(5). On lui remet des papiers et une carte d’identité avec sa
photo prouvant qu’il est désormais citoyen de Corée du Sud, qualité que le
gouvernement accorde automatiquement à tous ceux qui fuient le Nord. Il obtient un appartement gratuit ainsi que 600 euros par mois pendant 2 ans (jusqu’à 15 000
euros si une formation professionnelle sérieuse ou des études supérieures sont entamées).
Mais, bien que ses conditions de vie s'améliorent, Shin commence à faire des
cauchemars. Il pense à sa mère pendue, à son frère abattu, à son père rendu
infirme, aux femmes enceintes assassinées, aux enfants frappés à mort, aux
tortionnaires qui lui ont appris à trahir sa famille et l’ont supplicié
au-dessus du feu. Il se rend compte qu’il ne peut jouir de la vie alors
que d'autres camarades souffrent encore dans les camps. Il s'agit de la culpabilité du survivant : il est obsédé
par la honte, le mépris de soi, un sentiment d'échec, un
« espace mort » en lui qui l’empêche de ressentir grand-chose. Il
cesse de manger et de dormir avant d'être transféré dans l’aile psychiatrique d’un hôpital tout
proche pour une période de 2 mois et demi dont une partie en isolement. Apaisé par les médicaments, il décide d'écrire un journal intime thérapeutique qui est publié en
coréen en 2007. Ses mémoires n’intéressent malheureusement personne et se vendent à 500
exemplaires*(6).
Malgré cet échec, Shin décide d’être un militant des droits de l’homme. Il
accepte l'offre d'une ONG (Liberty in North Korea ; LiNK) et part pour la
Californie du Sud (printemps 2009) où il tombe amoureux de la très jolie Harim Lee, une nouvelle Nomade
*(7) recrutée. Leur relation ne dure que 6 mois.
En 2011, il invite Blain Harden, le journaliste avec qui il a écrit le présent
ouvrage, dans une église pentecôtiste américano-coréenne de Seattle où il fait
une intervention (le résultat calculé d’un long travail sur lui). A partir de
cet instant, il renonce à vivre aux Etats-Unis et retourne en Corée du Sud. Il achète un petit appartement à Séoul et apprend à « devenir
humain » alors qu’il a été formé dès la naissance à ne plus éprouver d’émotions normales.
Shin, Edmond Dantès et Jean Valjean
Shin est parvenu à fuir un camp dont
personne n’était encore jamais sorti. En cela, il me rappelle deux figures
littéraires : Edmond Dantès, bientôt Le comte de Monte-Cristo,
qui s’échappe du château d’If et Jean Valjean, héros du roman Les
Misérables, utilisant le cercueil d’une sœur du couvent des Feuillantines
pour s'en retirer.
Shin et l'expérience concentrationnaire
On peut rattacher l'enfer nord-coréen
aux Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (la
déshumanisation ronge peu à peu les détenus du goulag) ainsi qu'aux camps de
concentration nazis qui tous utilisent l’enfermement, la faim et la peur pour
mater les prisonniers. La seule différence ? Auschwitz a existé durant 5 ans, le camp 14 est déjà vieux de 50 ans.
Dans une préface à La Nuit*(8), le Prix Nobel Elie
Wiesel, rescapé de la Shoah, écrit qu’un adolescent ne doit connaître de la
mort et du mal que ce qu’il découvre dans la littérature. Au camp 14, Shin ne
sait même pas que la littérature existe. Selon Blain Harden, il ne peut avoir la
nostalgie d’un passé heureux car, né en captivité, il ignore tout ce qui se
trouve au-delà des murs de sa prison. Les mots amour, pitié, famille sont vides
de sens : "Contrairement à ceux qui ont survécu à un camp de concentration, Shin n'a pas été arraché à une existence civilisée et contraint de descendre en enfer. Il est né au camp et y a été élevé. Il en a accepté les valeurs. Il s'y trouvait chez lui".
***** Pour aller plus loin *****
Un documentaire en anglais intitulé « Born and raised in a
concentration camp » :
Les photos satellite des camps 14 et 18 :
*(1) : La Corée du Nord refuse catégoriquement que des représentants de l’ONU
pour les droits de l’homme entrent dans le pays. Elle a condamné les rapports
annuels de cette organisation, considérant qu’il s’agissait de complots pour
renverser le gouvernement.
*(2) : Il y a 6 camps et environ
200 000 prisonniers soumis au régime totalitaire nord-coréen.
*(3) : Les 10 lois du camp 14:
1 : Ne tentez pas de vous évader // 2 : Le rassemblement de plus de deux prisonniers est interdit // 3 : Ne volez
pas // 4 : Il faut obéir inconditionnellement aux gardes // 5 : Toute
personne qui voit un fugitif ou une personne suspecte doit la dénoncer au plus
vite // 6 : Les prisonniers doivent se surveiller les uns les autres et
dénoncer immédiatement tout comportement suspect // 7 : Les prisonniers
doivent faire davantage que réaliser le travail qui leur est assigné chaque
jour // 8 : Hors du lieu de travail, il ne doit pas y avoir d'échanges entre les sexes
pour des raisons personnelles // 9 : Les prisonniers doivent se repentir
sincèrement de leurs erreurs // 10 : Les prisonniers qui violent les lois et
le règlement du camp seront abattus sur le champ.
*(4) : Park a été licencié du centre
d’entraînement de taekwondo qu’il dirigeait à Pyongyang. Sans travail, il a
illégalement traversé la frontière avec la Chine. Il est resté avec sa femme
chez son oncle pendant 18 mois puis il est retourné en Corée du Nord. Puisqu’il
était absent du pays pendant cette période, il n’a pas voté aux élections pour l’assemblée suprême du
peuple (le parlement dont le rôle se limite à entériner les décisions du
gouvernement : les candidats sont choisis par le Parti des travailleurs
coréens et se présentent sans opposition). Le gouvernement note très consciencieusement
le nom de ceux qui n’ont pas accompli leur devoir citoyen. Les autorités
nord-coréennes arrêtent Park, son épouse et leur fils. On accuse Park de s’être
converti au christianisme et d’espionner pour la Corée du Sud. Ils sont envoyés
au camp 14.
*(5) : Hanawon (« maison de
l’unité » en coréen) est un centre de réinsertion officiel perché dans des
collines verdoyantes à environ 60 km au sud de Séoul, capitale du pays. Il a
été construit en 1999 par le ministère de l’unification afin d’héberger les transfuges
de Corée du Nord, les nourrir et leur enseigner comment s’adapter et
survivre dans la culture capitaliste ultra compétitive du sud. Le centre
emploie des médecins, des infirmières, des dentistes, des psychologues, des
conseillers professionnels et des enseignants. En 3 mois, les transfuges
apprennent quels sont leurs droits selon la loi sud-coréenne, comment faire des
achats dans une galerie marchande, ouvrir un compte bancaire, utiliser le métro.
*(6) : Kang Chol-hwan a passé 10 ans avec sa
famille au camp 15. Son histoire, Les Aquariums de Pyongyang,
écrite en compagnie du journaliste Pierre Rigoulot, n’a attiré l’attention en
Corée du Sud que lorsqu’elle a été traduite en anglais (un exemplaire
s’est retrouvé sur le bureau de George W. Bush).
*(7) : Les Nomades sont des américains
d’origine coréenne, des volontaires formés et envoyés dans tout le pays pour
des interventions visant à faire prendre conscience des crimes contre les
droits de l’homme en Corée du Nord.
*(8) : Elie Wiesel, La Nuit, Paris, Editions de Minuit, 1958, p.109-110. Dans ce roman, le narrateur âgé de 13 ans confie ses tourments et rappelle la normalité qu'il a connue avant qu'il ne soit emporté en compagnie de sa famille dans un train à destination d'un camp de la mort nazi.