"Le secret n est le moteur interne de
l'amour. Celui qu'on ne découvre jamais et qu'on s'évertue pourtant à chercher".
Le récit de Mehdi Belhaj Kacem est à la fois un essai, une
fiction et une démonstration philosophique, sous forme de séminaire imaginaire, sur l'échec de la relation amoureuse. Puisqu'aucune forme narrative ne lui
semble assez aboutie pour évoquer la perte douloureuse de l'être aimé, l'auteur
propose au lecteur un jeu de rôles dans lequel celui-ci prendra la place d'un
couple anonyme dont le seul savoir partagé est la confession d'un secret n.
Ainsi plongé en immersion dans leur histoire atemporelle, le lecteur est comme
pris au piège d'une réflexion qui s'articule autour de la parole : est-elle
l'essence n de l'amour ? Selon Belhaj Kacem, la parole est non seulement une
nécessaire ouverture à l'échange, ce qu'il appelle le "toucher de
l'ouvert" (soit la capacité à interpénétrer l'intimité de ce que
l'autre offre à dire et à penser) mais encore un puissant outil qui permet de
sonder, au-delà de l'intimité sexuelle, la sincérité des sentiments de l'Aimé
et de l'Aimant. Il prouve que l'absence de communication au sein du couple
favorise l'ennui, la souffrance, la ritournelle des reproches et la "valse aux
adieux" (titre d'un roman de Milan Kundera). Chacun d'entre nous devrait, à l'issue de ce roman, s'interroger sur
ses propres capacités à briser le silence pour entendre (ouïe), écouter
(affect) et comprendre (sens).
Dans Professeur de désir, David Kepesh,
professeur de littérature comparée, prépare une thèse sur la désillusion
romantique dans les contes d'Anton Tchekov. Il est l'anti-héros du roman de Mehdi Belhaj Kacem. En effet, malgré l'omniprésence de la parole (conférences à l'université,
monologues intérieurs, séances chez le psychanalyste, dialogues avec ses
différentes femmes), David est rongé par un mal silencieux : la souffrance liée
à la disparition du désir. Il n'est pas surpris par la rupture amoureuse mais l'anticipe. Il "choisit" d'être continuellement en dépression, ce qui le tient à distance de toute remise en question, et envisage le sexe comme médicament contre l'anxiété. Il fait sienne la devise de Byron : "Studieux le jour, licencieux la nuit". Il hésite d'abord entre Birgitta (jolie
suédoise qui assouvit ses fantasmes sexuels) et Elisabeth (parfaite jeune-fille au foyer). Puis, il épouse Helen (femme fatale) qui demandera le divorce après six ans de
mariage. Enfin, il rencontre la jeune Claire Ovington (professeur dans une école privée de Manhattan). Avec elle, tout est simple et plaisant. Elle a pour seule ambition de le rendre heureux tandis qu'il se réjouit de tenir dans ses mains son potentiel érotique. Ils bavardent au lit et savourent ensemble "une addition de petits riens" qui transforment leur quotidien en un espace magique. Ils voyagent à Venise et à Prague (très
beau passage sur la tombe de Kafka, l'occasion de rendre un hommage à l'écrivain que Philip Roth admire). A la fin du roman, Claire lui apprend
qu'elle a décidé seule d'avorter de leur enfant. David n'a jamais su qu'elle était enceinte. Elle a sacrifié le bébé afin d'éviter la charge d'un devoir qui aurait pu tuer le couple amoureux. Le récit se clôt sur les doutes du héros à surmonter ce qui succèdera à la passion. Il embrasse les seins de Claire et regrette de ne pas avoir consacré assez d'efforts à mener une vie stable et harmonieuse : "Un simple intérim. Ne jamais rien connaître de stable. Rien sinon mes inéluctables souvenirs de la discontinuité et du provisoire. Rien sinon cette saga constamment prolongée de tous mes échecs".
Les deux livres évoquent l'impossibilité de pérenniser l'amour, une angoisse qui m'est terriblement proche. L'un se focalise sur un instant T, celui de la rupture, et déplore l'échec de la communication. L'autre ne fait qu'anticiper la disparition du désir. Comment tirer des leçons de ces lectures ? Il faudrait pouvoir habiter le présent sans avoir la nostalgie des jours passés. Se parler et se toucher pour construire un avenir, fut-il (futile?) de courte durée. Ne pas craindre l'épilogue. Philip Roth livre cette phrase admirable qui illustre avec tant de justesse la mélancolie : "Mais ce présent paradisiaque ? Kepesh le conjugue déjà au passé. Il a la nostalgie de cela même qu'il est en train de vivre. Il porte, pendant l'idylle, le deuil de l'idylle. L'ivresse des commencements à peine dissipée, il voit le mot "fin" s'inscrire".
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