L’amour est à réinventer,
on le sait
Arthur Rimbaud, Une saison en
enfer
La majorité des films, romans et chansons sont consacrés
à des histoires d’amour. L’intérêt que nous portons à ce sentiment universel traduit notre amour pour l’amour. Afin de célébrer le nouvel an 2014, je vous
propose de refuser le confort et la sécurité de toutes les nouvelles
technologies qui ceinturent nos ventres gonflés de stress et de décoller parmi
les nuages de la philosophie. A l’horizon, les secousses d’un souffle de vérité
ainsi que la promesse d’une expérience à construire à deux en terre inconnue.
Eloge de
l’amour est un court essai d’une centaine de pages qui se présente sous la
forme d’un entretien mené par Alain Badiou, professeur émérite à l’Ecole
normale supérieure de la rue d’Ulm, philosophe et écrivain, face à Nicolas
Truong, journaliste au Monde, conseiller de la rédaction de Philosophie
Magazine et responsable du Théâtre des idées au festival d’Avignon. Ce condensé
de sagesse a été pour moi une véritable claque. J’espère qu’il vous aidera à appréhender le chemin qu’il vous reste à parcourir pour mieux connaître votre
prétendue moitié. Il n’y a pas de forfait « bonheur illimité » à
gagner mais, grâce à cette lecture, vous pourrez cependant – et cela est
beaucoup plus avantageux ! – figurer sur la liste des abonnés absents de
l’infidélité et vous engager en faveur du développement durable de l’amour.
En introduction, Alain Badiou nous rappelle tout d’abord
que l’amour est menacé par la recherche de la sécurité et de la jouissance
personnelle. Les slogans d’une des campagnes publicitaires de Meetic, site de
rencontres sur internet, illustrent d’ailleurs très bien la récente volonté des
célibataires de faire l’économie de la souffrance : « Ayez l’amour sans le hasard ! »
ou « On peut être amoureux sans
tomber amoureux ! ». Dans un contexte actuel d’hédonisme
généralisé (les figures de la jouissance sont variées), chacun souscrit à une
sorte de contrat d’assurances en sélectionnant d’avance son partenaire pour éviter tous risques d'erreurs : « l’expérience authentique et
profonde de l’altérité dont l’amour est tissé (…) cet arrangement préalable
évite tout hasard, toute rencontre, et finalement toute poésie existentielle au
nom de l’absence de risques ». La pensée d’Alain Badiou se décline
ensuite selon cinq axes que j’ai tenté de résumer brièvement ci-dessous.
1ère
partie : Les philosophes et l’amour
Platon envisage l’amour, sentiment à visée
universelle qui ne peut être réduit qu’à la poursuite de son intérêt personnel,
en tant que possibilité d’une expérience du monde à travers la différence et l'échange d’avantages réciproques. Sören Kierkegaard, quant à lui, considère
qu’il y a trois stades d’existence de l’amour : « le stade esthétique »
soit la séduction vaine et la répétition (c’est l’égoïsme de la jouissance
représenté par le Don Juan de
Mozart), « le stade éthique » soit celui de l’amour véritable qui
expérimente son propre sérieux (c’est l’engagement éternel, tourné vers l’absolu,
à travers le mariage. Kierkeegard ne supportait pas l’idée d’épouser Régine à
qui il a pourtant longuement fait la cour), « le stade religieux » soit le Moi enraciné dans sa provenance divine grâce à l’expérience de l’amour (c’est
l’accès au suprahumain). Enfin, le psychanalyste Jacques Lacan conçoit l’amour
comme ce qui vient à la place du non-rapport sexuel. En effet, si le corps de
l’autre n’est qu’un médiateur pour accéder à sa propre jouissance alors : « il n’y a pas de rapport sexuel ».
Alain Badiou ajoute que l’amour, c’est par exemple prendre l’autre dans
ses bras et le « faire exister avec
vous, tel qu’il est ». Ce sont les gestes qui relaient le vide de la
relation sexuelle : « Le sexuel
ne conjoint pas, il sépare. La jouissance vous emporte loin, très loin de
l’autre (…) L’amour vient
boucher imaginairement le vide de la sexualité. C’est bien vrai après tout que
la sexualité, si magnifique qu’elle soit, et elle peut l’être, se termine dans
une sorte de vide. C’est bien la raison pour laquelle elle est sous la loi de
la répétition : il faut encore et encore recommencer. Tous les jours quand
on est jeune ! Alors l’amour serait l’idée que quelque chose demeure dans
ce vide, que les amants sont liés par autre chose que ce rapport qui n’existe
pas ».
2ème
partie : La construction amoureuse (le dur désir de durer)
En premier lieu, Alain Badiou récuse la conception
romantique de l’amour qui se focalise sur l’extase des commencements et de la
fusion. Il défend sa conviction en l’aventure obstinée de la découverte de
l’autre : « C’est une vie qui
se fait, non plus du point du vue de l’Un, mais du point de vue du Deux ».
Il conseille de ne pas laisser tomber au premier obstacle, à la première
divergence sérieuse, aux premiers ennuis : « Un amour véritable est celui qui triomphe durablement, parfois
durement, des obstacles que l’espace, le monde et le temps lui
proposent ». Les contes ne disent pas grand-chose de cette construction en
dehors du stéréotype « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ».
Dans un second temps, il récuse également la conception pessimiste des
moralistes français selon laquelle l’amour est un simple habillage du désir sexuel,
une ruse pour que s’accomplisse la reproduction de l’espèce. Le philosophe ne
partage absolument pas cette vision. Pour lui, l’amour physique n’est pas une
illusion mais bien la preuve de ce que les corps ont entendu la déclaration
d’amour : « L’accomplissement
du désir sexuel fonctionne aussi comme une des rares preuves matérielles,
absolument liée au corps, de ce que l’amour est autre chose qu’une déclaration
(…) L’amour, surtout dans la durée, a tous les traits positifs de l’amitié.
Mais l’amour se rapporte à la totalité de l’être de l’autre, et l’abandon du corps
est le symbole matériel de cette totalité ».
3ème
partie : Vérité de l’amour
Alain Badiou est un partisan de la fidélité. L’amour
en tant que « procédure de la vérité »
est un projet qui nous invite à assumer la différence à deux pour la rendre
créatrice : « Qu’est-ce que le
monde, examiné, pratiqué et vécu à partir de la différence et non à partir de l’identité ? Une constante (re)naissance du monde par
l’entremise de la différence des regards ». C’est un projet incluant des épreuves qu’il s’agit de vivre du point de vue de la différence (souffrances,
querelles, désir sexuel, naissance d’un enfant, séparation…). Il nous
appartient d’être sur la brèche, de prendre garde, se réunir, penser, agir,
transformer. Le bonheur sera la récompense de ceux qui travaillent au bien-être
de l’autre dans la durée.
4ème
partie : Amour et politique
La politique est une procédure de vérité qui porte cette-fois
ci sur le collectif. Il s’agit de savoir si les individus sont capables, en
nombre, voire en foule, de créer de l’égalité : « De quoi les individus sont-ils capables dès lors qu’ils se réunissent,
s’organisent, pensent et décident ? ».
Et la jalousie ? Le philosophe explique que
toute vraie politique identifie son vrai ennemi. En revanche, la jalousie n’est
pas constitutive de l’amour. Elle n’est pas un ennemi mais plutôt un parasite
artificiel : « C’est l’égoïsme
qui est l’ennemi de l’amour, et non le rival. On pourrait dire : l’ennemi
principal de l’amour, celui que je dois vaincre, ce n’est pas l’autre, c’est
moi, le « moi » qui veut l’identité contre la différence, qui veut
imposer son monde contre le monde filtré et reconstruit dans le prisme de la
différence ».
5ème
partie : Amour et art
L’art est ce qui rend justice à l’évènement car « il restitue la dimension sensible de
ce que sont une rencontre, un soulèvement, une émeute ». Alain Badiou
nous fait remarquer qu’il y a peu d’œuvres concernant l’épreuve de la durée de
l’amour dans la littérature : « On
a le triomphe de l’amour mais pas sa durée. On a juste l’intrigue de la rencontre
mais la conjugalité n’a pas beaucoup inspiré les artistes hormis Beckett :
dans un petit texte intitulé « Assez », il raconte l’errance d’un
très vieux couple, le désastre des corps, la monotonie de l’existence, la
difficulté grandissante de la sexualité mais il parle d’un amour puissant qui
s’obstine à durer ». Le philosophe s’entretient ensuite longuement de sa
passion pour le théâtre. Il a lui-même été acteur et a dû se séparer de la
troupe après avoir connu la communauté fraternelle des tournées théâtrales :
« Vous savez, tout philosophe est un comédien, quelle que soit son
hostilité au jeu et au semblant. Puisque, depuis nos grands ancêtres grecs,
nous parlons en public (…) Nous, philosophes, nous n’avons pas tellement de
moyens ; si on nous retire ceux de la séduction, nous serons vraiment
désarmés. Et donc, être comédien, c’est aussi ça ! C’est aussi séduire au
nom de quelque chose qui, finalement, est une vérité ».
Psyché et l'Amour, William-Adolphe Bouguereau, peintre français (1899) |
Psyché ranimée par le baiser de l'Amour, statude de marbre d'Antonio Canova (1793) L'histoire de Psyché : http://musee.louvre.fr/oal/psyche/psyche_acc_fr_FR.html |
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