La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

mardi 31 décembre 2013

Eloge de l'amour, Alain Badiou

L’amour est à réinventer, on le sait
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer

La majorité des films, romans et chansons sont consacrés à des histoires d’amour. L’intérêt que nous portons à ce sentiment universel traduit notre amour pour l’amour. Afin de célébrer le nouvel an 2014, je vous propose de refuser le confort et la sécurité de toutes les nouvelles technologies qui ceinturent nos ventres gonflés de stress et de décoller parmi les nuages de la philosophie. A l’horizon, les secousses d’un souffle de vérité ainsi que la promesse d’une expérience à construire à deux en terre inconnue.

Eloge de l’amour est un court essai d’une centaine de pages qui se présente sous la forme d’un entretien mené par Alain Badiou, professeur émérite à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, philosophe et écrivain, face à Nicolas Truong, journaliste au Monde, conseiller de la rédaction de Philosophie Magazine et responsable du Théâtre des idées au festival d’Avignon. Ce condensé de sagesse a été pour moi une véritable claque. J’espère qu’il vous aidera à appréhender le chemin qu’il vous reste à parcourir pour mieux connaître votre prétendue moitié. Il n’y a pas de forfait « bonheur illimité » à gagner mais, grâce à cette lecture, vous pourrez cependant – et cela est beaucoup plus avantageux ! – figurer sur la liste des abonnés absents de l’infidélité et vous engager en faveur du développement durable de l’amour.

En introduction, Alain Badiou nous rappelle tout d’abord que l’amour est menacé par la recherche de la sécurité et de la jouissance personnelle. Les slogans d’une des campagnes publicitaires de Meetic, site de rencontres sur internet, illustrent d’ailleurs très bien la récente volonté des célibataires de faire l’économie de la souffrance : « Ayez l’amour sans le hasard ! » ou « On peut être amoureux sans tomber amoureux ! ». Dans un contexte actuel d’hédonisme généralisé (les figures de la jouissance sont variées), chacun souscrit à une sorte de contrat d’assurances en sélectionnant d’avance son partenaire pour éviter tous risques d'erreurs : « l’expérience authentique et profonde de l’altérité dont l’amour est tissé (…) cet arrangement préalable évite tout hasard, toute rencontre, et finalement toute poésie existentielle au nom de l’absence de risques ». La pensée d’Alain Badiou se décline ensuite selon cinq axes que j’ai tenté de résumer brièvement ci-dessous.

1ère partie : Les philosophes et l’amour

Platon envisage l’amour, sentiment à visée universelle qui ne peut être réduit qu’à la poursuite de son intérêt personnel, en tant que possibilité d’une expérience du monde à travers la différence et l'échange d’avantages réciproques. Sören Kierkegaard, quant à lui, considère qu’il y a trois stades d’existence de l’amour : « le stade esthétique » soit la séduction vaine et la répétition (c’est l’égoïsme de la jouissance représenté par le Don Juan de Mozart), « le stade éthique » soit celui de l’amour véritable qui expérimente son propre sérieux (c’est l’engagement éternel, tourné vers l’absolu, à travers le mariage. Kierkeegard ne supportait pas l’idée d’épouser Régine à qui il a pourtant longuement fait la cour), « le stade religieux » soit le Moi enraciné dans sa provenance divine grâce à l’expérience de l’amour (c’est l’accès au suprahumain). Enfin, le psychanalyste Jacques Lacan conçoit l’amour comme ce qui vient à la place du non-rapport sexuel. En effet, si le corps de l’autre n’est qu’un médiateur pour accéder à sa propre jouissance alors : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Alain Badiou ajoute que l’amour, c’est par exemple prendre l’autre dans ses bras et le « faire exister avec vous, tel qu’il est ». Ce sont les gestes qui relaient le vide de la relation sexuelle : « Le sexuel ne conjoint pas, il sépare. La jouissance vous emporte loin, très loin de l’autre (…) L’amour vient boucher imaginairement le vide de la sexualité. C’est bien vrai après tout que la sexualité, si magnifique qu’elle soit, et elle peut l’être, se termine dans une sorte de vide. C’est bien la raison pour laquelle elle est sous la loi de la répétition : il faut encore et encore recommencer. Tous les jours quand on est jeune ! Alors l’amour serait l’idée que quelque chose demeure dans ce vide, que les amants sont liés par autre chose que ce rapport qui n’existe pas ».

2ème partie : La construction amoureuse (le dur désir de durer)

En premier lieu, Alain Badiou récuse la conception romantique de l’amour qui se focalise sur l’extase des commencements et de la fusion. Il défend sa conviction en l’aventure obstinée de la découverte de l’autre : « C’est une vie qui se fait, non plus du point du vue de l’Un, mais du point de vue du Deux ». Il conseille de ne pas laisser tomber au premier obstacle, à la première divergence sérieuse, aux premiers ennuis : « Un amour véritable est celui qui triomphe durablement, parfois durement, des obstacles que l’espace, le monde et le temps lui proposent ». Les contes ne disent pas grand-chose de cette construction en dehors du stéréotype « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». Dans un second temps, il récuse également la conception pessimiste des moralistes français selon laquelle l’amour est un simple habillage du désir sexuel, une ruse pour que s’accomplisse la reproduction de l’espèce. Le philosophe ne partage absolument pas cette vision. Pour lui, l’amour physique n’est pas une illusion mais bien la preuve de ce que les corps ont entendu la déclaration d’amour : « L’accomplissement du désir sexuel fonctionne aussi comme une des rares preuves matérielles, absolument liée au corps, de ce que l’amour est autre chose qu’une déclaration (…) L’amour, surtout dans la durée, a tous les traits positifs de l’amitié. Mais l’amour se rapporte à la totalité de l’être de l’autre, et l’abandon du corps est le symbole matériel de cette totalité ».

3ème partie : Vérité de l’amour

Alain Badiou est un partisan de la fidélité. L’amour en tant que « procédure de la vérité » est un projet qui nous invite à assumer la différence à deux pour la rendre créatrice : « Qu’est-ce que le monde, examiné, pratiqué et vécu à partir de la différence et non à partir de l’identité ? Une constante (re)naissance du monde par l’entremise de la différence des regards ». C’est un projet incluant des épreuves qu’il s’agit de vivre du point de vue de la différence (souffrances, querelles, désir sexuel, naissance d’un enfant, séparation…). Il nous appartient d’être sur la brèche, de prendre garde, se réunir, penser, agir, transformer. Le bonheur sera la récompense de ceux qui travaillent au bien-être de l’autre dans la durée.

4ème partie : Amour et politique

La politique est une procédure de vérité qui porte cette-fois ci sur le collectif. Il s’agit de savoir si les individus sont capables, en nombre, voire en foule, de créer de l’égalité : « De quoi les individus sont-ils capables dès lors qu’ils se réunissent, s’organisent, pensent et décident ? ».

Et la jalousie ? Le philosophe explique que toute vraie politique identifie son vrai ennemi. En revanche, la jalousie n’est pas constitutive de l’amour. Elle n’est pas un ennemi mais plutôt un parasite artificiel : « C’est l’égoïsme qui est l’ennemi de l’amour, et non le rival. On pourrait dire : l’ennemi principal de l’amour, celui que je dois vaincre, ce n’est pas l’autre, c’est moi, le « moi » qui veut l’identité contre la différence, qui veut imposer son monde contre le monde filtré et reconstruit dans le prisme de la différence ».

5ème partie : Amour et art

L’art est ce qui rend justice à l’évènement car « il restitue la dimension sensible de ce que sont une rencontre, un soulèvement, une émeute ». Alain Badiou nous fait remarquer qu’il y a peu d’œuvres concernant l’épreuve de la durée de l’amour dans la littérature : « On a le triomphe de l’amour mais pas sa durée. On a juste l’intrigue de la rencontre mais la conjugalité n’a pas beaucoup inspiré les artistes hormis Beckett : dans un petit texte intitulé « Assez », il raconte l’errance d’un très vieux couple, le désastre des corps, la monotonie de l’existence, la difficulté grandissante de la sexualité mais il parle d’un amour puissant qui s’obstine à durer ». Le philosophe s’entretient ensuite longuement de sa passion pour le théâtre. Il a lui-même été acteur et a dû se séparer de la troupe après avoir connu la communauté fraternelle des tournées théâtrales : « Vous savez, tout philosophe est un comédien, quelle que soit son hostilité au jeu et au semblant. Puisque, depuis nos grands ancêtres grecs, nous parlons en public (…) Nous, philosophes, nous n’avons pas tellement de moyens ; si on nous retire ceux de la séduction, nous serons vraiment désarmés. Et donc, être comédien, c’est aussi ça ! C’est aussi séduire au nom de quelque chose qui, finalement, est une vérité ».

Psyché et l'Amour, William-Adolphe Bouguereau, peintre français (1899)

Psyché ranimée par le baiser de l'Amour, statude de marbre d'Antonio Canova (1793)
L'histoire de Psyché : http://musee.louvre.fr/oal/psyche/psyche_acc_fr_FR.html

jeudi 19 décembre 2013

Le Buveur d'encre vous souhaite un Joyeux Noël !

Draculivre : "L'encre liquide est fade. C'est comme un régime sans sel. Par contre, l'encre qui a vieilli sur le papier possède une saveur incomparable. Un vrai régal." 

A quelques jours de Noël et afin de lutter contre le colonialisme numérique, je vous conseille d'offrir à vos enfants Le Buveur d'encre, le premier roman d'une collection de sept autres titres publiés chez Nathan Poche (premiers romans, 50 pages, dès 7 ans). C'est le cadeau idéal si vous souhaitez leur faire goûter au plaisir de lire tout seul. Ils pourront manipuler l'humble objet dans tous les sens, humer l'odeur de l'encre et du papier, entendre le bruit des pages feuilletées et se laisser emporter par les aventures de petits héros assoiffés d'histoires fantastiques.

Pendant les grandes vacances, Odilon, allergique à la lecture, aide son père à la librairie. Soudain, il aperçoit un drôle de client qui s’empare d’un livre pour le boire avec une paille et décide de le suivre jusque chez lui … au cimetière ! Il pousse la grille d’un caveau bizarre, descend dans une crypte aux parois tapissées de livres et découvre un cercueil en forme de stylo, éclairé par des bougies, dont l’étrange inconnu jaillit pour mordre le garçon. Odilon s’évanouit à la vue de sa peau en papier mâché (« des petites lettres semblaient incrustées comme des taches de rousseur ») et des plumes sergent-major* qui lui servent de dents. Lorsqu’il se réveille à la librairie, le nom de Draculivre est gravé sur son bras : « Désormais, je lui appartenais. J’étais devenu un buveur d’encre. Alors pour la première fois de ma vie, je me suis réjoui d’avoir un papa libraire ».


Mordus de lecture, je vous promets que vos enfants le seront à leur tour. Il suffit que vous croquiez ensemble quelques paragraphes pour être à la page. Ma fille, Emma, a lu trois titres en trois jours : elle en réclame déjà un autre chez le libraire. A consommer sans modération !

A propos de l’auteur: Eric Sanvoisin

Eric Sanvoisin est né le 16 juin 1961 à Valence dans la Drôme. Il a habité successivement à Argenteuil (95), Breuillet (91), Olivet (45), Mont-Saint-Aignan et Bihorel (76), Valence (26), Ris-Orangis et Dourdan (91), Yffiniac et Hillion (22). Il a exercé différents métiers : correcteur/relecteur dans l’édition, éducateur spécialisé, maquettiste PAO, assistant maternel, correcteur dans l’édition technique et bibliothécaire (depuis 1993). Toutes ces activités tournent autour des livres et des enfants : « Je suis un papa de 9 enfants … tous voulus et tous venus au monde un par un. Ils ont tous la même maman … J’écris pour les enfants parce que c’est une littérature qui me remplit et un univers qui me nourrit. Ecrire pour eux m’a tout simplement aidé à écrire mieux ».

Pierre Favre, la foi dans la peau

Pierre Fabre est un bien curieux père Noël.
Ex-membre du groupe punk Les Garçons Bouchers,

il est aujourd'hui aumônier du Secours Catholique
J'ai entendu le témoignage original de Pierre Favre lors d'une interview dans l'émission Salut les Terriens ! sur Canal+. C'est un personnage extrêmement touchant qui respire la bonté. L'éclat de ses yeux détourne facilement votre regard des motifs tatoués sur son visage. Il raconte, tout comme le fait Odilon dans Le Buveur d'encre, à quel point il a été traumatisé par les plumes sergent-major.

En effet, à l'âge de 6 ans, il sait déjà lire, écrire et compter - il a écouté son grand frère réciter ses leçons - mais sa scolarité est bouleversée suite à un changement d'école. Trop habitué à écrire au stylo à bille, il n’arrive pas à utiliser correctement son stylo à plume. Ses notes s'effondrent. Son professeur lui tape régulièrement le bout des doigts avec sa règle. Très angoissé, il est chauve à cause d'une pelade et se pique tous les soirs avec sa plume pour mourir.

A l'adolescence, il intègre le groupe punk Les Garçons Bouchers. Il est mal dans sa peau jusqu'à son mariage heureux avec Géraldine, atteinte du sida, qu'il accompagne tout au long de sa maladie jusqu'à la mort. Enfin, il tombe sur une prière attribuée à saint Thomas d’Aquin et découvre le plaisir de la lecture. C’est l’illumination. Il devient bénévole au secours Catholique : "La vraie gloire, c'est de se mettre au service des autres". Ce témoignage est le bienvenu en cette période de fêtes de fin d'année car il nous encourage à être encore plus généreux. L'amour attire l'amour si l'on sait tendre la main vers l'autre. Faire don de soi, c'est tenter de sauver les pécheurs que nous sommes en apprivoisant la souffrance que cultive en secret nos coeurs.

********************
Joyeux Noël !

Triptyque de la nativité (détail), peinture sur panneaux de bois, Alain Thomas, 2004.

Ce tableau de 3,5 m2 est un message de paix universel. Il est installé dans la chapelle du Sacré-Coeur de la Cathédrale de Nantes. Alain Thomas, peintre d'origine nantaise né en 1942, représentant du courant "naïf-primitif", est très connu du grand public nantais grâce à son immense fresque murale, Le Toucan à bec caréné installé rue Fanny Peccot, près de l'Hôtel de Ville, en juin 2006. 

En tant que grande amatrice d'art naïf, je vous invite à visiter son site pour découvrir La nativité dans son intégralité ainsi que d'autres merveilles toiles : www.alain-thomas.com.

On retrouve dans cet autre détail les différents éléments typiques de l'oeuvre d'Alain Thomas, dont un choix de couleurs vives et chaudes et la présence de nombreux animaux, y compris les plus exotiques. Le toucan est là, discret mais au premier plan, face à un raton laveur ... 

mardi 10 décembre 2013

Marseille est un roman (rencontre avec Doris Gercke, Gilles Del Pappas, René Frégni et Cédric Fabre)

Doris Gercke a lu quelques extraits inédits de Tod in Marseille
(Mort à Marseille) traduits pour l'évènement par Ina Studenroth

Le 25 octobre dernier, j’ai rencontré un groupe d’écrivains marseillais réunis à la librairie du MuCEM autour du thème « Marseille est un roman ». Cette rencontre, organisée par la librairie La Marelle et l'Institut Goethe, a permis à ces auteurs d'évoquer leur attachement pour la ville de Marseille - souvent traitée dans leurs récits comme un personnage à part entière - en présence de Doris Gercke (auteure allemande de romans noirs en résidence dans la cité phocéenne).

A lire :

- Doris Gercke, Aubergiste, tu seras pendu, Rivages/Noir, 2004.
- Gilles Del Pappas, Joyeux Noël, Constantin !, Après la lune, 2012.
- René Frégni, Sous la ville rouge, Gallimard, 2013.
- Cédric Fabre, Marseille's burning, La Manufacture de Livres, 2013.

Marseille, un personnage de roman

Cédric Fabre rappelle que Marseille, dont les habitants ont une culture du détachement (ils n'hésitent pas à partir et revenir), est avant tout une ville d’écrivains voyageurs (Walter Benjamin fumait du haschich sur le Vieux Port). Il la compare à une matrice : il faut passer les frontières pour appréhender la réalité des quartiers qui impriment alors leur mythologie avec une importante mixité de cultures contemporaines (rock, rap, street-art) et une grande créativité artistique. 

René Frégni évoque d'abord son grand-père, précurseur en matière de tourisme, qui faisait visiter en barque le château d’If tout en racontant l’histoire du Comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas. Puis, il nous transmet sa vision de Marseille : une cité insoumise, rebelle – d’ailleurs « l’écriture est une rébellion » – et rongée par le banditisme. Sous la blondeur de la ville, se trouvent les abîmes de ce qui grouille au fond de nous. L’auteur explique enfin que l’accent marseillais peut mettre certaines personnes en marge de la culture. Il a été lui-même "victime" de son accent car privé de rôles tragiques au théâtre. Ce « handicap » de minot comique l’a malgré tout poussé à être créatif : « Il faut accepter de transgresser sinon on s’aligne ».

Gilles Del Pappas est né en 1949. La ville était alors aux mains des truands et de la French Connection. Il se souvient de quatre vieux habillés en costumes, guêtres et borsalinos qui jouaient au rami au café L’Atlantique. Le patron refusait de leur servir du pastis à sept heures du matin. En revanche, il acceptait de le faire à partir de onze heures ! L’auteur voit Marseille comme une femme brune aux yeux de feu : « Parfois elle m’insupporte et je dois me barrer ». C’est un précipité de toutes les villes méditerranéennes et latines (voir l’ouvrage collectif Saudade, Jean-Paul Delfino, Gilles Del Pappas, Cédric Fabre, CLC, avril 2005). Il déplore que la municipalité soit inexistante alors qu’il existe une culture underground très forte.

Doris Gercke se souvient d’avoir passé quatre semaines à Marseille. Elle y a senti la présence de la Mafia dans les rues. A l’époque, elle a rencontré deux jeunes policiers très impressionnés par ses remarques : « Vous pourriez travailler avec nous ! ».

Marseille Provence 2013, capitale européenne de la culture ?

Doris Gercke demande aux auteurs présents si la richesse culturelle est bien représentée par MP 2013. 

Cédric Fabre répond que, malheureusement, les manifestations ne présentent pas l'opportunité de découvrir, valider ou valoriser ce que font ses collègues*1. Il cite en exemple Minna Sif, l'auteure de Méchamment berbère (Ramsay, 1997), dont personne n'aborde réellement le travail. Née en Corse dans une famille du Sud marocain, elle réside à Marseille et anime des ateliers d'écriture*2

Gilles Del Pappas rebondit avec le cas de Serge Valletti*3, artiste de dimension internationale, qui n'a pas obtenu de financement de la part de MP 2013 pour monter les pièces d'Eschyle (le projet pourrait pourtant accepté à Lyon ou au Théâtre de la Colline à Paris). 

René Frégni regrette que ce soient les parisiens qui décident du festival "Les Littorales". Cela peut être considéré comme de l'ostracisme, les écrivains marseillais ne seraient ils considérés que comme des artistes mineurs ?

Hambourg - Marseille

Les auteurs invités mettent en avant le lien littéraire entre Marseille et Hambourg qui sont deux grands ports mais aussi deux lieux de passage d’écrivains.

Doris Gercke compare le phénomène du "parisianisme" à celui qui a lieu au festival littéraire "Harbour Front" à Hambourg. En effet, les auteurs hambourgeois y sont peu représentés en faveur de nombreux écrivains étrangers. Elle s'étonne que Hambourg et Marseille , deux villes si différentes, aient pu être jumelées. Bien que la première soit riche et la seconde plutôt pauvre, leurs habitants ont tout de même un point commun : ils ne sont pas impliqués dans la politique, hormis les commerçants aisés. 

Gilles Del Pappas a déjà participé au festival de Hambourg : "c'est une ville magnifique, dotée d'une architecture superbe, mais il y a également de la pauvreté et de la violence". C'est aussi une ville "attachante". Par exemple, chaque nom de juif déporté figure sur une plaque de cuivre. Ces plaques se trouvent partout dans certains quartiers. L'auteur confie avoir été invité trois fois dans la maison de campagne de Doris Gercke. L'inspecteur Bella Block devrait prochainement rencontrer son héros Constantin. 

Cédric Fabre conclue le débat en évoquant la loi sur la Métrople, soit la construction d'une communauté d'agglomérations autour de Marseille : Martigues, Aubagne, Roquevaire, ... : "Il y a une dichotomie entre Marseille et son terroir". Pour l'instant 110 maires refusent l'idée. Est-ce un problème de communication?


**********
Notes 
**********

*1 : Pour en savoir plus sur le polar de Cédric Fabre qui allume la capitale culturelle :

*2 : Associée au Théâtre de la Mer, dans le cadre de MP 2013, Minna Sif a participé au projet international "Foot(ing Marseille)" en animant des ateliers d'écriture à destination des jeunes et des adultes.

*3 : Biographie de Serge Valletti :


********************
Choix de deux romans 
********************

Aubergiste tu seras pendu, Doris Gercke 

- Le voleur d'innocence, René Frégni



Aubergiste tu seras pendu
Doris Gercke

Aubergiste, bats du tambour
pour le fermier grincheux.
Les grenadiers
et le cavalier bleu
te conduiront à la potence.
Aubergiste, tu seras pendu,
car chez la femme tu es allé.



L’action de ce court roman noir, découpé en 24 chapitres, est à chaque fois mystérieusement introduite par une citation ou une comptine, sorte de prélude à ce qui va suivre. La scène d’ouverture est d’une grande violence. Lors d’une fête, un groupe de villageois saouls (un aubergiste, un homme et une femme) conduisent une jeune-fille dans une porcherie afin de lui prouver qu’il est facile de traire un verrat. Celle-ci ne se doute absolument pas du dénouement de ce petit jeu cruel. On lui introduira le sperme de l’animal « monstrueux » entre les jambes : "Ils m’ont injecté le truc en se servant du tuyau comme d’une seringue. Ils ont ri (…). J’ai compris qu’ils étaient très contents de leur plaisanterie (…) Je ne cessais de me répéter que j’allais les tuer."

Quelques temps après cet incident, la brigade criminelle reçoit une lettre anonyme, envoyée de Roosbach, signalant deux cas de meurtres déguisés en suicides dans le village : une femme pendue dans son grenier et un homme asphyxié par le gaz d’échappement de sa voiture. L’inspectrice Bella Block, seul élément féminin de la brigade (habituellement chargée des dossiers d’enfants maltraités), est dépêchée sur place pour mener l’enquête car elle possède une résidence secondaire à Roosbach. Elle interroge l’aubergiste – il semble être l’auteur de la lettre anonyme – et une de ses voisines : celle-ci finit par lui avouer le meurtre de son mari infidèle, un véritable coureur, alors qu’il dormait dans sa voiture.

C’est vous qui devrez ensuite vous saisir de l’enquête. Ce ne sera pas facile car Doris Gercke prend un malin plaisir à semer la confusion dans l’esprit du lecteur, non pas en le noyant de détails – ce récit est au contraire taillé au cordeau – mais en le plongeant dans un brouillard de mots et de voix. En l’absence de noms propres, vous devrez être attentif à celui ou celle qui prend la parole. Vous serez parfois obligé de rebrousser chemin jusqu'au sujet énonciateur. Ce procédé narratif sert une intrigue subtilement agencée, non chronologique, au cours de laquelle l'auteure nous livre en filigrane ses opinions personnelles sur les rapports entre hommes et femmes, l’austérité du milieu rural, le machisme des policiers et la violence d’une société qui engendre des criminels : "Son travail consistait à mettre hors d’état de nuire des criminels, tout en sachant parfaitement qu’ils étaient le produit de cette société. C’était cette conscience douloureuse des choses qui, outre son goût du travail bien fait, lui permettait de mener à bien des investigations qui en auraient découragé plus d’un (…) Tout en rassemblant des preuves, en menant des interrogatoires, en réfléchissant, elle croyait chaque fois qu’elle pourrait peut-être secourir quelqu’un." Doris Gercke renverse le pouvoir en place pour le donner aux femmes, notamment à Bella Bock, dont le charisme est proche de celui des héroïnes des films de Quentin Tarantino : elle est moderne, rebelle et assume ses désirs. C’est une femme de cinquante ans, les cheveux courts grisonnants, divorcée et sans enfant. Elle vit seule, prend des cuites et cumule les amants auxquels elle a décidé de ne pas s’attacher, préservant ainsi ce qui est absolument nécessaire à son bien-être : la paix, la liberté, la passion de la poésie (transmise par son grand-père, un poète russe). Elle incarne la citation de Victor Hugo : "La femme a une puissance singulière qui se compose de la réalité de la force et de l’apparence de la faiblesse."



Dans le roman, l'inspectrice Bella Block a l'esprit envahi par les images de porcs et l'odeur du fumier. Ci-dessus, une photographie de Michel Vanden Eeckhoudt extraite de l'album Doux-amer (disponible chez Delpire Editeur, 2013). Pour faire connaissance avec cet artiste (biographie et clichés) : http://www.agencevu.com/photographers/photographer.php?id=83


Le voleur d'innocence
René Frégni 

L'auteur nous entraîne avec lui dans une évocation très émouvante du paysage intime de ses souvenirs d'enfance. Ce garçon atypique, malheureux à l’école et très attaché à sa mère refuse de suivre la cadence d’une société dont il rejette la bêtise et la cruauté. Est-il possible de désobéir pour mieux se connaître sans « mal tourner » ? Est-il nécessaire de se détourner du droit chemin pour trouver sa vérité ?

La contemplation du paysage

Le roman débute avec la naissance de l’auteur dans les quartiers de Marseille inondés de soleil : "Je suis né le 8 juillet dans les collines. La canicule ruisselait de partout. Marseille n’était en bas qu'une flaque de goudron. J’ai glissé dehors aussi facilement qu’une sueur. Tout glissait d’ailleurs, fondait, flaquait dans la grande sieste des banlieues. J’ai attendu le soir et la fraîcheur avec les autres, collé aux draps, au fond d’une chambre jaune de vieillesse et de chaleur." René accompagne régulièrement sa mère dans la périphérie où elle travaille comme infirmière. Les descriptions de la campagne, dignes de celles de Jean Giono, révèlent le bonheur simple de la contemplation de la nature : "Là-bas, derrière Allauch, se dessinait l’immense barre de nuages comme un désert bleu, nous attendions le long cheveu de cuivre du soleil qui va poindre. Nous trottions vite vers cet œil aveuglant d’or en feu (…) On entendait chuinter dans le matin un ruisseau d’arrosage sous les robes à volants des herbes rondes." Placé en pension à l’école Freinet, il aime s'installer près de la fenêtre afin de pouvoir observer ce qui se passe dehors : « C’est ce qui m’intéresse en classe, le dehors : le soleil en mille épis frissonne dans les aiguilles, le rouge-gorge tourne sa tête dans tous les sens pour être sûr qu’il n’y a personne, le lézard passe la sienne sur le rebord de la fenêtre et disparaît brusquement entre les pierres tiédies. Voilà ce que j’aime dans la vie, ce qui se passe dehors et qu’on ne me demande rien."

L’attachement à la mère

René est accroché au sein de sa mère. Les angoisses nourricières le font hurler pour avoir sa ration de lait. Lorsqu’on l’envoie chez sa grand-mère, il dévore son petit baigneur : "Le soir, loin de tout, dans une chambre sans visage, j’ai vu la mort pour la première fois. J’ai glapi vers ma mère à me fondre les cordes, bramé à épouvanter le marin. Je suis tombé d’un grand lit, j’ai rampé, tâtonné, griffé, souillé, vomi, hurlé. Le matin on a retrouvé un petit pied bleu en caoutchouc, c’est tout ce qu’il restait du matelot. Je l’avais avalé. J’aurais bouffé toute la marine, les bateaux et les pompons. J’avais bu toute ma mère." L'auteur aborde avec beaucoup de gravité la question de la séparation : comment ne pas être éloigné de sa mère sans être rongé par le chagrin ? Devenir adulte, est-ce apprendre à s'abandonner autrement que dans ses bras ? Faut-il également l’abandonner à son sort ? : celui d’une femme épuisée par son travail, les tâches ménagères et l’éducation de ses enfants. Un soir, elle est battue par son mari à qui elle fait le reproche de prendre du bon temps à l'extérieur (il ne travaille pas mais dépense de l’argent pour sortir au cinéma). Cette vision d’horreur hante les nuits de René. Il se souviendra toujours de ce "visage d’yeux liquides qui me consume depuis la nuit des temps. Mourir ce n’est rien je pensais, c’est survivre à sa mère qu’il faut. Et là je butais chaque nuit sur l’abîme de cette pauvre chose, moi, perdu au milieu de la vie, seul désormais sous le marbre glacé de la lune, à travers les temps noirs et inquiets de la mémoire."

L’école

René est atteint d’un strabisme dès l’âge de trois ans. Cette absence de symétrie est un véritable complexe : une « tare » dont ses camarades de classe se moquent. L’école devient rapidement un lieu d’ennui et de souffrance. Sa copine, Suzon, lui préfère un beau garçon. Les autres élèves le dédaignent avec son air attardé, ses yeux déficients et son corps voûté. Refusant de porter des lunettes, il vit dans les ténèbres, envahi par la peur de lire à haute voix alors que les mots dansent entre les lignes : « Ils m’ont tant pétris le ventre ces après-midis à attendre mon nom pour lire que je ne peux plus faire une queue. Quand je suis dans une salle d’attente pour une visite médicale et que l’on va m’appeler, la fièvre monte, je suis incapable de feuilleter un magazine ; de même dans les files anonymes des épiceries ou au cinéma avant de prendre mon billet, à l’instant où mon tour arrive, même après une heure de queue, je bafouille, suffoque, quitte la file et m’enfuis." Suite à une altercation avec un professeur, il est renvoyé pour avoir cassé du matériel dans un accès de violence.

Il est ensuite placé en garderie chez des voisins, la famille Maccaccari. Le père est pensionné pour invalidité (il continue pourtant de braconner en compagnie d'un furet domestiqué), la mère fait des ménages et les enfants, tous débiles, sont entassés dans une pièce à l'odeur de pissotière. Ils traînent dans les rues du matin au soir : Giuseppe possède une trogne de truand (il a purgé un an de prison pour cambriolage) tandis que Jeannot et Lucette partagent un air d'imbécile heureux. René joue avec eux jusqu’à ce que Jeannot abuse de sa sœur et lui plante une fourchette dans l’œil (il est enfermé chez les fous à la Timone).

La grand-mère de René lui trouve une place en pension à l'école Freinet, située à la frontière italienne, où il partage le quotidien de trente six élèves pendant deux ans. Au programme : corvées collectives, enseignement à « discipline gentille » et activités artistiques. Il ne s’intègre pas vraiment à son nouvel environnement et devient l'ami des marginaux : Tipol, obsédé par son sexe, et la petite Minot, muette, qu’il rejoint au pied du grand chêne où se situe sa cachette : « De là-haut, on voit tout, c’est le plus bel arbre de cette forêt, un éléphant noir et vert avec cent trompes gigantesques qui barrissent au ciel dans un silence de géant. Son écorce aussi est pachyderme, au milieu de ses nœuds on est plus fort que le temps." Il est enfin admis en sixième dans le premier lycée pilote de la ville de Marseille. Il en est également renvoyé à cause de ses pitreries et dessins obscènes. A quatorze ans , il est inscrit à un cours par correspondance sans résultats.

Le délitement de la famille et le vol

Le père de René est accusé à tort d'avoir volé des kilos de café (que transportait-il dans les sacoches de sa bicyclette ?). Il perd son travail en tant que responsable de la dératisation des docks et passe quatre mois à la prison des Baumettes. Pendant ce temps, la mère ne fait plus face aux soucis et à la fatigue. Elle est ailleurs, joue avec une toupie, écoute en boucle la même chanson d'Edith Piaf et rêve de Paris : « Toute sa vie elle avait rêvé d’un seul jour à Paris, c’était lié à l’idée qu’elle se faisait de l’amour." Le médecin lui prescrit un arrêt maladie de longue durée. René est de plus en plus accablé par la situation modeste de sa famille. Il commence par voler dans les cartables à l'heure de la récréation avant de de devenir délinquant (il dévalise les grands magasins de Marseille, désosse les cyclomoteurs et braque les voitures). En revanche, son frère, Ange-Paul, poursuit des études de plombier au FPA à Saint-Jérôme (le père entreprend un CAP de peintre en bâtiments dans le même établissement). Enfin, attiré par le luxe, René sectionne la chaînette d’un manteau de fourrure pour l'offrir à sa mère : « Je prendrais le plus beau et elle aurait chaud durant tous les hivers de sa vie." Une sirène d'alarme se déclenche à la sortie. Il est arrêté par la police. Dans le fourgon qui le mène en prison, il se retourne une dernière fois vers sa mère pleine de « tendresse épuisée ».

René Frégni est né en 1947 à Marseille où il réside toujours.

Femme de Cervera et son enfant, William Bouguereau, 1861.
Le temps est un voleur d'innocence : il faudra, une fois adulte, 
s'abandonner dans d'autres bras que ceux de sa mère.

jeudi 21 novembre 2013

Les Attaques de la boulangerie, Haruki Murakami

Les Attaques de la boulangerie, paru en poche début novembre, contient deux nouvelles d'Haruki Murakami, écrivain japonais contemporain (né à Kyoto en 1949), illustrées par Kat Menschik, dessinatrice berlinoise. Le titre m'a immédiatement interpellée à cause d'un rêve récurrent où je dévalise précisément une boulangerie. J'ai donc ouvert ce petit livre comme une papillote, enrobée d'un papier vert à motifs dorés, avec l'espoir d'y trouver une bonne surprise à l'intérieur. J'ai péché à la ligne quelques bons mots pour satisfaire mon appétit littéraire. Et si le manque de nourriture spirituelle alimentait ma boulimie nocturne ?

L'Attaque de la boulangerie (première nouvelle)

La première nouvelle réunit deux jeunes hommes sans le sou qui n'ont pas mangé depuis deux jours. Leur faim est la manifestation symbolique d'un vide existentiel : "Il n'était pas impossible que notre faim ait été directement générée par notre manque d'imagination." Lorsqu'ils décident d'attaquer une boulangerie, le patron, un communiste fou de musique classique, leur propose une transaction. Il leur offrira du pain à condition qu'ils écoutent un disque entier de Wagner avec lui : "Quand nous fûmes de retour à la maison, le néant qui était en nous avait totalement disparu. Et notre imagination se mit à rouler comme sur une pente douce."

Murakami illustre ici, grâce à la figure du maître (le patron) et de l'élève (les deux compagnons), sa foi en l'éducation artistique. Il transmet sa conviction : il est aussi important de cultiver son imaginaire que de pourvoir à ses besoins alimentaires. 

La Seconde attaque de la boulangerie (seconde nouvelle)

Dans la seconde nouvelle, un couple de jeunes mariés est pris d'une violente fringale en pleine nuit alors que le frigo est vide. La femme se met en quête de nourriture : "Elle alla fureter en douce, comme un écureuil en novembre, dans les placards de la cuisine" (voir la couverture du livre). Pendant ce temps, l'homme a une vision, sorte de rêve éveillé, où il flotte sur l'océan à bord d'un petit bateau et observe le sommet d'un volcan sous-marin : "Cet étrange sentiment de manque - la sensation que le vide existait réellement - ressemblait à la peur paralysante que l'on peut ressentir en se penchant du sommet d'une haute tour. Découvrir des points communs entre la faim et le vertige était pour moi une expérience nouvelle." Il se remémore tout-à-coup la faim à l'origine de l'attaque de la boulangerie, commise avec son complice il y a dix ans, et en raconte tous les détails à sa femme. Celle-ci le croit victime d'une malédiction et le pousse à attaquer une nouvelle boulangerie : "Tu dois accomplir maintenant la tâche que tu n'as pas terminé autrefois." Puisqu'il n'y a plus aucun commerce ouvert la nuit, ils finissent par braquer ensemble un McDonald's, armés et cagoulés. Ils engloutissent ensuite les hamburgers volés dans leur voiture jusqu'au lever du soleil : "La faim insatiable qui nous tourmentait pour l'éternité, semblait-il, s'était évanouie avec l'aube." Avant de s'endormir sur le siège automobile, l'homme poursuit son voyage en mer et constate la disparition du volcan qui menaçait le couple d'exploser (était-ce bien nécessaire d'attaquer la boulangerie ? la femme répond que c'était indispensable). Le bateau semble être le lit dans lequel le héros a l'habitude d'embarquer pour le rêve : "Les vaguelettes mollement agitées par le vent faisaient un doux clapotis contre le bord extérieur de l'embarcation, comme les manches d'un pyjama de soie. Je m'allongeai sur le fond du bateau, fermai les yeux et attendis que la marée montante m'emporte vers ma destination."

Ronald McDonald est un personnage imaginaire habillé en clown
et un des symboles de la compagnie de restauration rapide McDonald's.

La nouvelle m'est d'abord apparue comme totalement absurde. Puis j'y ai décelé un questionnement sur la fragilité du couple, l'absence de communication, la dangereuse tendance à vouloir fusionner avec l'autre et l'acceptation de ce qui nous paraît pourtant inacceptable : "Je n'avais pas la moindre idée de la raison pour laquelle ma femme avait un pistolet en sa possession (...) mais elle ne me donna pas d'explication et, de mon côté, je ne lui posai pas de questions. Je me fis simplement cette réflexion que la vie conjugale était un phénomène bien étrange." Murakami nous met en garde : il ne faut pas renoncer à connaître celui ou celle que l'on prétend aimer. Il arrive parfois que, face aux désillusions de l'intimité partagée, nous préférions nous retrancher dans le silence. Un seul bruit résonne alors dans notre tête : l'entêtant fantasme de modeler l'autre selon nos attentes.

Les Attaques de la boulangerie est un récit en 3D (trois dimensions : réaliste, fantastique, onirique) dans lequel l'étrange fait peu à peu irruption dans la vie banale. Le livre vous laisse avec l'impression d'avoir été cueilli au réveil d'un songe, à l'instant même où, l'esprit encore embrumé, vous ne savez plus très bien comment démêler le vrai du faux. Et si les évènements de la nuit n'étaient pas uniquement le fruit de votre imagination mais s'étaient bel et bien déroulés ? Et si vous n'aviez pas plutôt rêvé votre journée ?

Autoportrait de Kat Menschik en compagnie d'Haruki Murakami.
Pour en savoir plus sur l'illustratrice, voici une biographie sur le site 
du Goethe-Institut : www.goethe.de/kue/lit/prj/com/cav/kat/frindex.htm

Les couleurs vert et or sont omniprésentes dans les illustrations. Ici, la 
femme de la seconde nouvelle possède des boutures dans les cheveux. 
Celles-ci semblent nourrir un imaginaire fertile dont son 
compagnon est finalement étranger (et vice versa).

mercredi 13 novembre 2013

Esprit d'hiver / A Suspicious River, Laura Kasischke

Esprit d'hiver

Le 14 septembre dernier, lors d’une visite chez Actes Sud à Arles, Rémy Raillard, responsable de la librairie, m’a conseillé la lecture de son « coup de cœur » de la rentrée littéraire : Esprit d’hiver de Laura Kasischke, paru en France (avant sa publication aux Etats-Unis !) simultanément avec la réédition en poche de son premier opus : A Suspicious River.

Esprit d’hiver est un huis clos glaçant qui met en scène l’étrange relation entre une mère et sa fille. Le roman se déroule le jour de Noël dans une maison du Midwest. Holly, trente-trois ans, femme au foyer perturbée, se réveille hantée par une pensée terrible qui lui est parvenue en rêve : « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux. Répète cette phrase, pensa Holly. C’est un refrain. Comme dans un poème. Ecris-là. Ecris de quelle manière un visage fantôme a finalement pointé son nez en ce matin de Noël (ils avaient dormi si tard) et s’est dévoilé. Quelque chose qui avait été là depuis le début. A l’intérieur de la maison. A l’intérieur d’eux-mêmes." Elle ressent le besoin irrépressible d’écrire un poème mais ses obligations de femme au foyer l’en empêchent constamment. Asphyxiée par la vie domestique, elle compare son blocage, ainsi que le douloureux processus d’écriture, à un cygne coincé dans sa gorge. Les mots se dérobent car elle cherche à faire taire d’effrayants souvenirs. 

Tout au long de la préparation de son repas de fête, elle est obsédée par l’incapacité d’écrire et de résister non seulement à sa fille adoptive, une adolescente de quinze ans aux grands yeux noirs et aux cheveux bruns (surnommée « Tatty » ou « Raiponce Noir de Jais »), mais encore à d’étranges phénomènes et à l’impitoyable hiver du Michigan. Elle se remémore le vers de Wallace Stevens : « Il faut posséder un esprit d’hiver »*(1) qui semble être la prémonition d’un affrontement avec quelque esprit maléfique. En effet, elle est peu à peu assaillie par une présence mystérieuse et impalpable qui imprègne tout autant les lieux que l’écriture de Laura Kasischke : celle-ci devient surnaturelle, à la fois crue et métaphorique dans un enchaînement d’évènements de plus en plus inquiétants. Tout d’abord à l’extérieur, le blizzard et la neige se déchaînent. Puis, Eric, le mari de Holly, reste bloqué sur la route avec les convives. Ensuite, à l’intérieur, le chat se met à ramper, le téléphone portable vole d’une pièce à l’autre, Holly tente d’effacer une tache au sol qui n’est rien d’autre que son ombre et Tatiana commence à changer d’attitude : elle est agressive, son regard devient féroce tandis qu’elle saisit un morceau de viande crue et ensanglantée dans sa bouche, elle porte subitement les mêmes bottines à lacets que les infirmières de l’orphelinat de Sibérie où elle a été adoptée. Ces bottines réveillent l’ancien péché de Holly qui a adopté un enfant pour satisfaire son désir égoïste (elle a cédé à son propre caprice). Pourquoi a t'elle nié son besoin fondamental d’écrire dans le but de combler le vide familial et reconstituer à tout prix un foyer sécurisant ? (elle a perdu ses parents, son frères et ses deux sœurs). Pourquoi s’est-elle délibérément privée de la liberté nécessaire à l’enfantement de son poème ? : « C’était Holly qui désirait être seule : elle n’aurait jamais dû avoir un enfant ! C’était pour cette raison qu’elle avait été faite stérile – et elle l’avait toujours su, bien qu’elle ne se soit jamais autorisée à le penser ! ».

Grâce à une narration éclatée, faite de flashbacks très visuels, voire cinématographiques (nous pouvons dès à présent parier sur une future adaptation à l’écran), l’auteure parsème habilement son récit fantastique d’épisodes cruciaux de la vie d’Holly dont elle éclaire brusquement le sens à grands coups de projecteur. Le lecteur, rendu omniprésent dans la tête de l’héroïne, navigue à travers ses pensées. Il égrène, en même temps qu’elle, le chapelet de ses souvenirs. Il apprend qu’elle a obtenu une maîtrise d'art, travaillé sur un recueil de poèmes intitulé Pays fantôme (un bon titre pour ce roman) et s’est fait retirer ses parties les plus intimes afin d’éviter un cancer héréditaire. Elle a subi une ablation des ovaires et de la poitrine : « Elle faisait des rêves terribles dans lesquelles elle cherchait des parties de son corps sur des étagères supportant des milliers d’organes flottant dans des milliers de bocaux. Dans ces rêves, elle était persuadée que son âme avait été localisée dans l’une de ces parties de corps, et qu’elle était à présent piégée pour toujours dans le formol et le verre ». Le lecteur commence à comprendre les motifs qui l’ont poussée à aller chercher un enfant à l’autre bout du monde. Il se surprend même à chanter la ritournelle – la meilleure façon de bercer un bébé – produite par la répétition de cette phrase récurrente : « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux ».

Et soudain, la réalité explose au visage d’Holly. Tatiana, habituellement gentille, lui tend le miroir grossissant de son amnésie volontaire. Les détails terribles qu’elle s’était efforcée d’oublier ressurgissent avec une violence insoutenable. Elle a l’impression de découvrir à nouveau, impuissante, le spectacle des morts vivants qui se cachaient derrière la porte de la chambre de l’orphelinat, interdite aux visiteurs. Elle se souvient alors d'un garçonnet avec une tête énorme attaché aux barreaux de son berceau et d'une petite fille aux os brisés, tous deux délaissés parmi l’odeur de vomi, d’excréments et de matelas imbibés d’urine : « Tous les secrets ne devaient pas être révélés. Tous les mystères de devaient pas être résolus (…) en passant cette porte on franchissait une sorte de barrière entre le monde des vivants et celui, pourri, qui se trouve juste au-dessous ». Holly en perd l’équilibre et fait tomber le rôti qui atterrit « avec le son, solide et terrible, d’un bébé qu’on laisse tomber des bras d’une infirmière ». C’est cette petite-fille brisée (Sally), maltraitée par les infirmières, qu’elle a lâchement décidé d’abandonner, telle une poupée désarticulée avec laquelle on ne peut plus jouer, au profit de sa sœur en pleine santé (Tatiana).

Je ne vous dévoilerai pas la fin du roman, absolument inattendue, afin que vous puissiez sonder vous-même les entrailles d’une mère possessive qui va devenir à son tour possédée. Il vous appartient de déterrer le secret inavouable caché derrière la porte de la chambre de Tatiana que vous refermerez silencieusement, en même temps que le livre, derrière vous. A l’instar des meilleurs romans de Stephen King, cet ouvrage fascinant et difficile à "lâcher" nous fait basculer dans le surnaturel sans que cela paraisse artificiel. De nombreux lecteurs se retrouveront sans doute dans le personnage universel de Holly. En effet, quel parent n’a pas un jour ressenti la culpabilité de ne pas être assez disponible pour son enfant ou de mal l’élever ? Pour ma part, je me suis particulièrement attachée et identifiée à Holly car je ressens fréquemment, tout comme elle, la difficulté de concilier maternité et création artistique. La romancière nous offre là une œuvre très personnelle : une confidence sur la douleur de l’enfantement littéraire, source d’effroi et de plénitude.

"Bénie soit la Providence qui a donné à chacun un joujou :
la poupée à l'enfant, l'enfant à la femme, la femme à l'homme, 
et l'homme au diable" (Victor Hugo)

A Suspicious River

Première partie : 

L'action se déroule à Suspicious River, une ville nouvelle du Michigan, construite sur des tumulus indiens "éventrés comme des cadavres autopsiés", où toutes les maisons sont identiques. L'héroïne du roman est Leila Murray, une jeune-fille rousse et toute menue de 24 ans. Elle est réceptionniste au Swan Motel d'où elle observe régulièrement les cygnes construire leurs nids en bordure de la rivière aux eaux sombres et "calmes comme la mort". L'auteur semble y plonger sa plume comme dans l'encre noire pour nous livrer une histoire hantée par les fantômes du passé et sang pour sang lugubre.

Au bout de six ans de mariage, Leila redoute de se coucher dans le lit conjugal (un matelas à eau) auprès de son époux, Rick, devenu squelettique à force de manger des salades pour lutter contre l'embonpoint. Après le travail, elle accepte les propositions malhonnêtes de certains clients et se prostitue dans les chambres du motel sans aucun état d'âme et dans le plus parfait secret. Le lecteur, interpellé par le biais du pronom "vous", est rapidement invité à "participer" aux scènes de sexe parmi les draps amidonnés : il peut en effet se glisser, selon sa sensibilité, soit dans la peau du bourreau soit dans celle de la victime ou bien encore adopter le regard d'un voyeur passif. Jusqu'à ce que Gary Jensen entre en scène tel un cow-boy poussant la porte du saloon dans un vieux western : il a les cheveux bruns peignés en arrière, une barbe fine, une veste en cuir et des bottes, un air tantôt narquois tantôt colérique et, surtout, une frappe rapide. Il séduit peu à peu Leila lors de ses visites rythmées par le bruit suspect de la rivière "gonflée et rapide, comme quelqu'un qui s'enfuit en courant, un seau d'eau froide et noire à la main".

Les épisodes de prostitution alternent avec les souvenirs d'enfance de Leila. Laura Kasischke emploie une narration éclatée, similaire à celle employée dans Esprit d'hiver, et n'ajoute que progressivement, à l'instar des peintres impressionnistes, de nouveaux petits points sur son tableau : le passé vient éclairer le présent par une succession de simples touches. Le suspense est ainsi maintenu afin que le lecteur puisse, au fur et à mesure de ses découvertes, légender ses images mentales et commencer à décrypter le sens profond de l'intrigue. Leila se souvient d'abord de ses parents : sa mère, Bonnie, chanteuse au sein de la chorale de l'église, et son père, Jack, voyageur de commerce. Le soir de Noël, celui-ci reste bloqué en route par la neige tandis qu'elle surprend sa mère en train d'embrasser le frère de son père, Andy (ils sont en fait amants). Elle se remémore ensuite son avortement (elle est tombée enceinte après sa première fois avec Rick). Puis, elle convoque la sensation familière de planer au-dessus de son corps déserté par les sensations. Enfin, elle ressent son premier orgasme avec Gary : "Cette fois mon coeur battait la chamade contre mes côtes. J'ai joui alors qu'il était en moi, ce qui ne s'était jamais produit avec aucun homme, et cet orgasme voleta timidement comme un oiseau agonisant entre mes jambes". A partir de ce moment-là et bien qu'il soit un homme violent et toxique, elle lui voue un amour aveugle, envoûtée par ses flatteries et sa manière de lui faire croire qu'il la devine : "A toi aussi, on a fait du mal. Ca se voit à des kilomètres". Elle ne craint absolument pas ses coups qui, paradoxalement, la ressucitent : "Comme l'avait fait Gary, la première fois, quand il m'avait fait retrouver ma peau sous les coups, après le néant d'où je venais. Je voulais que quelque chose me repousse dans mon propre corps, me ramène sur terre, me fasse ressentir quelque chose".

Deuxième partie : 

Cette partie ne contient que deux pages. Pourtant, en une économie de mots, l'auteur parvient à nous transmettre, à travers l'effroi ressenti par l'héroïne, une vision aussi furtive que cauchemardesque. Dans Esprit d'hiver, Holly est hantée par l'image d'enfants maltraités dans une chambre d'orphelinat. Quant à Leila, elle se rappelle ici comment - âgée de sept ans et guidée par l'odeur de pourriture en provenance de la chambre parentale - elle a découvert sa mère ensanglantée dans le lit, nue et chaussée de hauts talons en vernis noir, poignardée à mort par l'oncle Andy.

Troisième partie : 

Leila est confrontée à d'autres traumatismes tout au long de sa vie de jeune-fille. Elle a l'utérus perforé suite à la pose défectueuse d'un stérilet (elle le compare à un hameçon pris dans son ventre qui la tire de la rivière froide), perd brutalement son père (il meurt d'une crise cardiaque en ramassant la neige), déchiffre des inscriptions la traitant de nymphomane sur la porte des toilettes du lycée et se fait violer dans la forêt. Ces évènements sont ponctués par le souvenir récurrent de sa mère dont le décès, à vingt-quatre ans (son âge actuel), est relayé dans la rubrique "faits divers" des journaux qui révèlent ses activités de prostituée. Leila semble avoir hérité de la malédiction maternelle et poursuit la même carrière. En effet, quittée par Rick, lassé de son infidélité et de ses mensonges, elle accepte de vendre son corps au Big City Bar selon la volonté toute puissante de Gary (il devient son proxénète).

Le roman se termine lorsqu'elle échappe de justesse à une tentative de meurtre, sauvée par l'intervention d'une nuée d'oiseaux migrateurs volant autour de ses agresseurs (les volatiles sont omniprésents dans le récit), et traverse la rivière - sorte de baptême qui célèbre sa renaissance - en direction des bras ouverts de Millie, sa collègue de travail au Swan Motel.

Sous la surface des Roses, Gregory Crewdson, Editions Textuel, 2011.
Gregory Crewdson est un photographe américain né en 1962. Fils de psychanalyste, il se souvient d'avoir perçu les confidences de certains patients. Ces récits névrotiques l'ont poussé à faire des photographies sur l'envers du rêve américain qui sont à mi-chemin entre cinéma fantastique et série télévisée. Voici un film en anglais sur sa démarche artistique : www.gregorycrewdsonmovie.com

Une femme seule est assise sur son lit en compagnie d'un bébé dont elle semble incapable de s'occuper. On la voit par la fenêtre tandis que la porte ouverte de la maison enneigée semble attendre la venue de quelqu'un qui pourrait être, comme dans les deux romans de Laura Kasischke, retenu sur la route par la neige.

Extrait de A Suspicious River : "Ce sont les maisons qui ont l'air le plus ordinaire qui le sont le moins (...) Seules les clôtures peuvent protéger. Ca, et le fait de garder ses distances."

Laura Kasischke et le déraillement d'existences faussement ordinaires dans l'Amérique contemporaine


Laura Kasischke, née en 1961 à Grand Rapids dans le Michigan, est une poétesse et romancière américaine issue d’une famille du Midwest (son père est postier, sa mère institutrice) marquée par les morts violentes. Elle confie qu’écrire est pour elle un « acte de survie » et « une addiction ». Toute petite, elle passe beaucoup de temps à lire et tenir un journal intime : « coucher des pensées sur le papier a très vite été un moyen de me débarrasser de la journée passée ».

Installée dans la campagne du Michigan, elle donne des cours de « creative writing » à l’université d’Ann Arbor dans la banlieue de Détroit, où elle a elle-même poursuivi ses études : « La demande est forte. J’ignore l’origine de cet engouement. Je me demande si la plupart des étudiants ne sont pas là par opportunisme, avec l’espoir de gagner pas mal d’argent ensuite. Je sens un professionnalisme grandissant de l’écriture, qui devient une industrie. Heureusement, il en reste qui ont vraiment du talent, et avec lesquels je peux partager ma passion pour la littérature … ».*(2)

Elle est nourrie par les romans de Virginia Woolf dont l’écriture « cherche l’essentiel dans les moindres détails » et « dépasse la simple histoire pour capter le mystère des atmosphères » (le plus grand choc littéraire de sa vie est Mrs. Dalloway). Elle est également inspirée par les films de David Lynch (notamment Blue Velvet, à cause de « l’irruption de l’étrangeté dans l’ordinaire »), ses propres rêves (l’inspiration lui est venue en dormant pour Esprit d'hiver, elle a attrapé un calepin au réveil et écrit les premières pages), la psycho-généalogie*(3) ainsi que la nature en collision permanente avec l’homme : « Les saisons changent avec une brutalité saisissante. Cette violence a des répercussions sur les êtres ». Ses romans sont consacrés aux deuils, aux non-dits, aux conflits dissimulés, aux secrets inavouables et aux déraillements d’existences faussement ordinaires dans l’Amérique profonde d’aujourd’hui.

Elle confie aux journalistes qu’elle aime découvrir ce qui se passe sous la surface : « Beaucoup d’américaines moyennes ont été élevées selon le schéma traditionnel, pour être de bonnes mères et de bonnes épouses. Elles doivent assister sans rien dire, avec le sourire, à l’effondrement de toutes les valeurs qu’ont portées leurs ancêtres. Pour elles, la seule aventure possible est sentimentale. Mais vivre leur sexualité, leur amours est une expérience pleine de dangers, une véritable odyssée qu’elles ne peuvent mener qu’au prix d’un lourd combat intérieur. Toutes mes héroïnes se démènent pour cela ». Pourquoi l’audace de ses personnages vire-t-elle souvent au cauchemar ? Sans doute parce que Laura Kasischke, dont l'enfance n'a pas été suffisamment protégée, a assisté adolescente à la fin brutale de beaucoup de proches « qui se croyaient libres et qui ont connu un destin tragique, notamment à cause de l’alcool ». Tout lui parvenait sans aucun filtre : « J’étais fille unique, entourée de grandes personnes. J’entendais toutes les conversations, j’avais droit à tous les détails atroces sur les maladies, les accidents, les meurtres. Voilà sans doute pourquoi je suis si morbide (…). Ma mère était extrêmement angoissée. Elle voyait des fantômes partout. Dès l’âge de trois ans, je suis devenue sa confidente ». Quant à l’écriture, elle a l’impression que cela correspond à l’acte de creuser la terre, comme opère un archéologue : « Déterrer des objets oubliés, les nettoyer, les observer, les identifier, les ajouter à sa collection. Et repartir au fond du trou, avec sa pelle. »*(4)


L'enfant-silence illustré par Benjamin Lacombe.
Les cygnes sont évoqués dans les deux romans de Laura Kasischke : 
Esprit d'hiver et A Suspicious River.

**********   
Notes   

*(1) : The Snow Man de Wallace Stevens in Harmonium, traduit par Claire Malroux, Editions José Corti, mai 2002.

Bonhomme de neige

Il faut posséder un esprit d’hiver
Pour regarder le gel et les branches
Des pins sous leur croûte de neige ;

Avoir eu froid pendant longtemps
Pour contempler les genévriers hérissés de glace,
Les épicéas, bruts dans l’éclat lointain

Du soleil de janvier ; et ne pas imaginer
De détresse aucune dans le bruit du vent,
Le bruit d’une poignée de feuilles,

Qui est le bruit de l’étendue
Emplie du même vent
Soufflant dans le même lieu nu

Pour qui écoute, écoute dans la neige,
Et, n’étant rien lui-même, ne contemple
Rien qui ne soit là et le rien qui est.

*(2) : Les citations de ce paragraphe proviennent des propos recueillis par Clémentine Goldszal pour le magazine ELLE du 6 septembre 2013.

*(3) : La psycho-généalogie est la théorie selon laquelle les évènements vécus par les ascendants influencent les comportements du sujet.

*(4) : Les citations de ce paragraphe proviennent des propos recueillis par Marine Landrot pour le magazine Télérama du 11 septembre 2013 (numéro 3322).