La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

mardi 12 janvier 2016

La couleur du lait, Nell Leyshon

L'auteure

La couleur du lait, premier opus de Nell Leyshon traduit en français, a été publié en 2012. La romancière, née à Glastonbury dans le comté du Dorset au Royaume-Uni, a poursuivi des études de littérature anglaise à l'université de Southampton. Elle s'est ensuite fait connaître grâce à ses pièces de théâtre enregistrées pour la BBC. Elle est membre associée de Vita Nova, un organisme artistique basé à Boscombe (banlieue de Bournemouth) qui vient en aide aux alcooliques et toxicomanes par le biais d'ateliers d'expression créative. 

L'histoire

En 1831, Mary, misérable petite paysanne de quinze ans, affligée d'une patte folle et de cheveux "couleur du lait", entame le récit de sa courte et tragique existence dans la campagne anglaise du Dorset. Sa vie a basculé lorsque son père (un fermier brutal) l'a envoyée chez le révérend Graham pour servir et tenir compagnie à son épouse (elle décède rapidement d'une maladie cardiaque). Monsieur Graham, souffrant de solitude, se rapproche de la jeune-fille dont il apprécie le tempérament impulsif et rebelle (elle a la répartie bien affûtée et ne craint pas de dire ce qu'elle pense). Il lui apprend à lire et à écrire tous les soirs à l'heure du thé mais abuse d'elle (est-ce le prix à payer pour la leçon ?). Mary finit par l'étrangler avec un fil à fromage avant d'être emprisonnée. Au fond de sa cellule, elle confie porter un enfant, fruit des viols successifs du pasteur, dont elle taira l'existence jusqu'à sa pendaison : "si je leur dis ils me garderont ici derrière cette porte fermée pour le restant de mes jours, ils me prendront le bébé et je ne le verrai plus. je ne les laisserai pas faire. alors je me tais. je sais ce qu'ils vont me faire. ils vont me passer une corde autour du cou comme j'ai mis le fil autour du sien. et quand je serai morte mes jambes se balanceront au-dessus de la foule. et mon bébé mourra avec moi. en moi. mon bébé restera toujours auprès de moi. ses cheveux auront peut-être la couleur du lait mais ils ne seront jamais souillés par le sang. à présent j'ai fini et je n'ai plus rien à vous dire. je vais écrire ma dernière phrase et je vais prendre le papier buvard pour que les gouttes d'encre au bout de chaque mot ne fassent pas de tache. et après je serai libre."


Peinture ci-dessus : Two milkmaids, 1906, Franck Antoine Bail (peintre issu d'une famille d'artistes lyonnais spécialisé dans les portraits, les scènes d'intérieur du monde rural, les natures mortes et les fleurs). Dans le roman, Mary partage les tâches domestiques avec Edna qui sera renvoyée après le décès de Madame Graham. 

Coup de coeur des blogueurs 

L'histoire est relativement pauvre - et la psychologie des personnages peu fouillée - par rapport aux romans anglais victoriens auxquels il s'apparente. J'ai cependant noté deux aspects intéressants : le travail du style et l'image finale qui renvoie au sang de l'enfantement.

Il y a en effet dans ce roman un gros travail d'écriture pour rendre compte du "parler-vrai" de Mary qui vient tout juste de faire l'apprentissage de la lecture et de l'écriture auprès du pasteur Graham. Nell Leyshon traduit ses maladresses de langage grâce à l'emploi d'un vocabulaire familier et d'une syntaxe approximative (répétitions du verbe avoir au lieu du verbe être, ponctuation minimale, oubli des majuscules, absence de tirets pour retransmettre les dialogues). Ainsi, le lecteur s'identifie davantage à la jeune-fille dont il a l'impression d'entendre la voix émerger dans sa propre tête. Cette technique narrative - renforcée par le vouvoiement du lecteur d'un bout à l'autre du récit - est sans doute un clin d'oeil aux chefs d'oeuvre du 18e siècle anglais (je pense notamment à Tom Jones d'Henry Fielding où le héros s'adresse directement au lecteur pour l'inclure dans une réflexion participative). Ici, le témoignage de Mary nous interpelle quant à la détresse des servantes, probablement souvent violées par leurs maîtres au 19e siècle, face à la naissance d'un enfant non désiré.

L'image finale du livre mêle les trois substances liées à la naissance : le lait (référence à la couleur des cheveux de Mary mais aussi à l'allaitement), le sang (accouchement) et l'encre (outil qui permet la création de l'histoire). La photographie qui figure sur la couverture du livre de poche, réalisée par le photographe londonien Jeff Cottenden, est extrêmement bien choisie - et je me demande même si elle n'est pas en grande partie responsable du succès du livre ! - car la jeune-fille relève sa robe blanche comme si elle voulait éviter de la tacher. Elle se sent déjà souillée de l'intérieur.

Pour découvrir le travail de ce photographe :
http://www.jeffcottendenarchive.com/victorian-georgian-etc.html

Dans le roman, Violette (une des trois soeurs de Mary) est également victime du désir de Ralph (le fils du couple Graham). Celui-ci "l'engrosse" puis nie la paternité et part étudier la philosophie et l'économie à l'université d'Oxford. Le bébé aura les mêmes cheveux "couleur du lait" que l'héroïne et sera élevé à la ferme. 

Le futur mort-né de Mary m'a étrangement fait penser au bébé que Sethe tue dans Beloved, le roman de l'afro-américaine Toni Morrison (prix Nobel de littérature 1993), afin de lui épargner une vie d'esclavage. Peut-on dire que ces deux femmes infanticides, l'une blanche, l'autre noire, se ressemblent puisqu'elle se libèrent d'un enfant - ou libèrent leur enfant ? - déjà marqué par le sceau du malheur ?


Le cliché ci-dessus s'intitule Milkdrop Coronet 1957. Il s'agit d'une goutte de lait qui tombe en forme de couronne sur une surface rouge sang. Le photographe, Dr Harold Eugene Edgerton, est un ingénieur électricien et un photographe américain (1903-1990). Il a enseigné au Massachusetts Institute of Technology (M.I.T) de Boston et construit des stroboscopes qui décomposent le mouvement à l'aide d'une suite d'images fixes. Son travail scientifique rejoint la pure création car ses photographies possèdent une beauté intrinsèque. Attiré par l'oeuvre du commandant Cousteau, il a inventé des méthodes et un équipement permettant de réaliser des photographies sous-marines à des profondeurs jamais égalées.

lundi 4 janvier 2016

Bonne année 2016 !


Je souhaite à tous les lecteurs du blog La Liseuse une bonne année 2016 riche en émotions littéraires. Puisse t'elle vous apporter autant d'exaltation qu'une belle lettre d'amour. L'écrit tend à disparaître mais les livres résistent et les mots n'ont jamais autant circulé qu'à travers les formes modernes de communication. 

Peinture : The Letter, 1882, Julius LeBlanc Stewart (artiste américain qui fit carrière à Paris, élève de Jean-Léon Gérôme à l'école des beaux-arts).