La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

jeudi 19 mai 2016

Mémoire de fille, Annie Ernaux

" C'est l'absence de sens de ce que l'on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d'écriture."

" Ce n'est pas la réalité de mon histoire avec H que je veux raconter, c'est une manière de ne pas être au monde - de ne pas savoir s'y comporter (...) Ce récit serait donc celui d'une traversée périlleuse, jusqu'au port de l'écriture. Et, en définitive, la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n'est pas ce qui arrive, c'est ce qu'on fait de ce qui arrive."

Dans ce nouveau texte autobiographique, Annie Ernaux continue d'écrire la vie (titre du recueil disponible dans la collection Quarto Gallimard). Elle épuise de mots le réel pour en rendre l'existence et cherche à raconter au plus juste, par le biais d'un va-et-vient implacable entre hier et aujourd'hui, celle qu'elle fut avant et après sa "première fois". Elle fait appel à la mémoire de ses sensations, plonge dans les lettres et photographies de l'époque et tend la main à "la fille de 58" - mais conserve tout de même une distance de sécurité en employant souvent la troisième personne "elle", c'est-à-dire la personne absente, celle dont on parle (on retrouvera le thème de la honte face aux autres) - pour mieux s'approcher du coeur des femmes : comment vivons-nous, chacune dans le secret de notre intimité, cette première expérience sexuelle qui marque la fin de notre adolescence pour définir les fondements de notre vie d'adulte ? Perdre sa virginité, c'est aussi se perdre. Et parfois, pendant des années, s'étonner de ce qui s'est réellement passé. Bref, ne pas en revenir ... 

Cet été 1958, Annie Ernaux a dix-huit ans. Elle est monitrice à l'aérium de Sées dans l'Orne. C'est sa première sortie en dehors du foyer familial. Elle découvre donc la liberté, l'enchantement de vivre entre jeunes du même âge, les surprises-parties. Jusqu'à ce que H, le moniteur chef (un grand blond baraqué de vingt-deux ans, déjà fiancé, professeur de gymnastique dans un collège technique à Rouen), l'emmène dans sa chambre. Elle se laisse faire, subjuguée par le désir qu'il a d'elle. Malheureusement, il ne lui offre en compensation aucune tendresse, pas davantage de reconnaissance : "Ce n'est pas à lui qu'elle se soumet, c'est à une loi indiscutable, universelle, celle d'une sauvagerie masculine qu'un jour ou l'autre il lui aurait bien fallu subir. Que cette loi soit brutale et sale, c'est ainsi." Elle sera ensuite non seulement abandonnée mais humiliée : le cuisinier de la colonie affiche publiquement le brouillon d'une lettre sentimentale, trouvé dans la poubelle, écrite à sa meilleure amie (elle y évoque son amour pour H qui lui préfère une jolie blonde à la plastique de pin-up). Cependant, malgré la cruauté de la situation, Annie ne renonce pas au bonheur du groupe et, fière d'être un objet de convoitise, se met à flirter avec d'autres garçons. La quantité lui paraît la preuve de sa valeur séductrice. Elle affronte alors les railleries grasses et les insultes (elle est traitée de "putain sur les bords") : "Ce qui a eu lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d'une femme, prêts à lui jeter la pierre". 

L'irruption de la sexualité dans sa vie n'est pas sans séquelles psychologiques pour Annie. En effet, de retour de colonie, elle semble payer son "inconduite". Elle est atteinte d'une aménorrhée et de crises de boulimie pendant deux ans ("forme monstrueuse, désespérée, du vouloir vivre à tout prix, même celui du dégout de soi et de la culpabilité"). Affamée d'amour, tout lui échappe. En particulier le "programme de perfection" visant à plaire de nouveau à H l'été prochain (maigrir, devenir blonde, faire des progrès intellectuels, apprendre à nager, danser et conduire). Elle se fourvoie également dans un métier qui ne lui convient pas (institutrice) avant de partir six mois à Londres comme jeune fille au pair. C'est dans cette ville qu'elle ressent pour "la première fois" le besoin d'écrire. 

Puis, à l'automne 1960, son appétit et ses règles reviennent alors qu'elle s'inscrit en lettres à la faculté de Rouen. Deux ans plus tard, elle se gare en voiture devant la colonie, sans pénétrer les lieux, comme pour affirmer sa nouvelle identité d'étudiante brillante et convenable. C'est aussi un moyen de puiser la force d'écrire le roman qu'elle veut entreprendre : "Une sorte de préalable nécessaire, bénéfique à l'écriture, de geste propitiatoire - le premier d'une série qui me fera plus tard retourner dans divers endroits - ou de prière, comme si le lieu pouvait être un obscur intercesseur entre la réalité passée et l'écriture." Tout le projet de Mémoire de fille figurait déjà dans une note d'intention à propos de ce premier roman : "Explorer le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé."

La jeune fille juste avant (dix-sept ans)

Cette photographie de février 1958 était collée dans le livret scolaire d'Annie Duchesne (son nom de jeune fille) au pensionnat Saint-Michel d'Yvetot. Le pull noir à col officier vient de la boutique de sa mère. Elle n'a encore jamais vu ni touché un sexe d'homme. 

A gauche : Jeune femme au lit, 1952
A droite : Hotel Bedroom, 1954 (Lucian Freud et sa seconde femme Caroline Blackwood)

Ces deux toiles de Lucian Freud, peintre figuratif britannique (1922-2011), pourraient très bien illustrer l'état mental d'une jeune fille déçue après sa première relation charnelle. A droite, elle est pensive, le regard détourné. A gauche, elle semble triste, vidée, voire traumatisée. Son regard est vide et la main posée sur sa joue contient une douleur passée sous silence. Cet état de glaciation intérieure creuse une profonde distance avec son amant qui plante étrangement son regard dans le nôtre. Il nous défie et interroge notre propre malaise. Le spectateur est pris en flagrant délit de "voyeurisme". On ne devrait pas voir accès à cette intimité peu flatteuse pour le couple. 


***** La honte ***** 

Il est intéressant de relier Mémoire de fille à La honte paru en 1996. Elle y dissèque la honte inaugurale éprouvée à douze ans lorsque son père a tenté de tuer son épouse après une terrible dispute (il l'a menacée avec une serpe à couper le bois dans la cave). Annie, alors élève nonchalante (elle a de grandes facilités à l'école), vivra désormais dans l'hyper-conscience et la terreur sans mots de ce dimanche de juin 1952 : "J'ai toujours eu envie d'écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d'autrui insoutenable. Mais quelle honte pourrait m'apporter l'écriture d'un livre qui soit à la hauteur de ce que j'ai éprouvé dans la douzième année". La honte réside également dans son statut de transfuge qui hante tous ses textes : poursuivre de hautes études, enseigner à la faculté, devenir écrivaine, c'est avoir l'impression de trahir son milieu et ses parents bistrotiers. 

***** L'autre fille ***** 

L'autre fille révèle au lecteur une autre "première fois" : Annie a dix ans lorsqu'elle apprend l'existence d'une soeur morte de la diphtérie avant sa naissance. Sa mère décrit l'étouffement de Ginette, âgée de six ans, à une cliente de l'épicerie. Personne n'avait jamais évoqué le souvenir de celle-ci auparavant : "J'étais dupe dans le sens populaire, mortifiée. J'avais vécu dans l'illusion. Je n'étais pas unique. Il y en avait une autre surgie du néant. tout l'amour que je croyais recevoir était donc faux." Annie ressent la honte du survivant. Elle comprend pourquoi enfant délicate, victime d'affections ou accidents insolites, elle s'en est toujours miraculeusement sortie (fièvre aphteuse à quelques mois, boiterie et port de plâtres, chute sur un tesson de bouteille à quatre ans : elle en garde une cicatrice en bourrelet sur la lèvre, myopie qui ne cesse de s'aggraver, tétanos à cinq ans). Inconsciemment, la mort de Ginette lui a donné la fièvre de vivre et d'écrire (le dur désir de durer, pour reprendre le titre du recueil de poèmes de Paul Eluard) : "Je n'écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j'écrive, ça fait une grande différence." Elle notera dans son journal en août 1922 : "Enfant - est-ce l'origine de l'écriture ? - je croyais toujours être le double d'une autre vivant dans un autre endroit. Que je ne vivais pas non plus pour de vrai, que cette vie était "l'écriture", la fiction d'une autre. Ceci est à creuser, cette absence d'être ou cet être fictif."


Ci-contre, une lithographie d'Ethel Léontine Gabain, artiste britannique (1882-1950), née au Havre et formée aux Slade and Central Schools à Londres.

L'illustration figure dans une édition ancienne du roman préféré d'Annie Ernaux : Jane Eyre (1923, Imprimerie Nationale). Elle représente Jane Eyre veillant Helen Burns, sa meilleure amie mourante de la tuberculose, au sinistre pensionnat de Lowood (Charlotte Brontë, l'auteure de ce chef d'oeuvre de la littérature victorienne, a perdu deux soeurs, Maria et Elizabeth, atteintes de cette maladie).

Annie Ernaux s'identifie à Jane (l'héroïne est miraculeusement indemne du typhus qui décime les élèves de Lowood) tandis qu'elle imagine Ginette sous les traits de la sage et pieuse Helen Burns.

Mon article précédent sur l'oeuvre d'Annie Ernaux : 
http://marieaimeecarteron.blogspot.fr/2014/12/ecrire-la-vie-annie-ernaux.html