La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

lundi 27 juillet 2015

Savannah, Jean Rolin

Ce récit intime de Jean Rolin, journaliste et écrivain voyageur, m'a été conseillé par Sylvain Bezos, ami libraire à l'Ecume des Pages (174 boulevard Saint-Germain, 75006 Paris) qui connait mon affection particulière pour Flannery O'Connor, romancière méconnue du sud profond des Etats-Unis, dont j'ai étudié l'oeuvre afin de lui consacrer mon mémoire de maîtrise d'anglais en littérature américaine.

En août 2014, Jean Rolin s'applique à reconstituer le même trajet que celui effectué en Géorgie sept ans plus tôt avec sa compagne photographe Kate Berry (décédée brutalement le 11 décembre 2013). Il s'appuie non pas sur ses souvenirs mais sur les petits films réalisés par celle-ci lors de la découverte de Savannah, la ville natale de Flannery O'Connor dont la lecture les avait tous les deux enthousiasmés. Jean Rolin nous guide avec une minutie obsessionnelle à travers chaque espace arpenté en couple : la chambre de motel, le chemin qui longe les rails du tramway, l'usine électrique, le bistro Le Malones, la rivière Savannah, le pont suspendu (Talmadge Memorial Bridge), l'entreprise de remorquage Moran, le bâtiment imposant et disgracieux de l'hôtel Four Seasons ou du Hilton DeSoto, la statue de Florence Martus saluant les navires ou les marins en partance, Abercorn et Oglethorpe Street, la cathédrale St-John the Baptist, la place Lafayette, le Clary's Café, les commerces, les églises, les squares, les cimetières, les stations-services, les bungalows, les villas cossues, les bâtiments officiels avec les frontons à colonnes et les intervalles de verdure peuplés de nombreux oiseaux.

Jean Rolin et sa compagne Kate Barry, fille de Jane Birkin et du compositeur
 John Barry, à Sainte-Marguerite-sur-Mer en Seine Maritime

Tout décor est prétexte à évoquer le souvenir de Kate, sa voix (elle parle anglais quand elle est submergée par l'émotion), son rire, le bruit de son habituelle paire de bottines, sa bonté, son talent pour lier connaissance avec des inconnus, la quête du père (elle ne l'a connu que très tardivement) et, à travers lui, de ses origines irlandaises. Certains passages du livre sont à la fois savoureusement drôles et mélancoliques : la rencontre avec Willy, chauffeur de taxi noir doté d'un solide sens de l'humour, qui en rajoute sur la folie présumée des habitants de Milledgeville (l'établissement psychiatrique a d'ailleurs inspiré plusieurs épisodes des nouvelles de Flannery O'Connor), la visite de la ferme Andalusia (Rolin en profite pour acheter et relire la correspondance de l'auteur), le souvenir d'une dispute injustifée avec Kate lorsqu'ils partagent un ragoût à la pomme de terre au Kevin Barry's Pub (un fourbi irlandais patriotique et guerrier où le visage de Beckett figure en médaillon sur une nappe en papier). En un peu plus d'une centaine de pages, Jean Rolin nous livre une pudique déclaration d'amour semblable à un rituel de deuil à l'émotion étranglée. Il ausculte les traces de sa bien aimée tout en marchant dans le sillage de Flannery dont elle se sentait certainement proche et qui écrivit Mon mal vient de plus loin. Kate est morte accidentellement à 46 ans. O'Connor fut victime à 39 ans du lupus érythématheux qui avait également emporté son père.


Flannery O'Connor (née à Savannah en 1925 et décédée à Milledgeville en 1964) est une romancière et nouvelliste américaine dont la foi catholique se reflète à travers les portraits grinçants de ses personnages, truffés de défauts, confrontés à la possibilité - souvent violente et douloureuse - d'être touchés par la grâce et de se racheter (thème omniprésent de la rédemption). Le décor du Sud des Etats-Unis (la "Bible Belt") est hanté par des prédicateurs ambulants, des petits blancs ségrégationnistes, toutes sortes de monstres ou illuminés. Il s'agit d'une littérature en coup de poing, d'une férocité absolue, avec des histoires épouvantables.

Andalusia Farm à Milledgeville :
la maison familiale où Flannery vécut jusqu'à sa mort


"Il faut aimer ce monde tout en luttant pour le supporter" notait Flannery O'Connor en juillet 1955. Cette injonction avait été soulignée au sylo par Kate Barry dans son exemplaire de la correspondance de la romancière (les lettres sont largement consacrées à des questions religieuses). Le passage qui, selon Jean Rolin, est le plus proche de Kate figure dans une lettre à "A" datée du 5 octobre 1957 : "Les enfants savent, par instinct, que l'enfer c'est l'absence d'amour et l'identifient infailliblement."


A l'âge de 5 ans, Flannery possède une poule de Bantam qui marche à reculons (Pathé News réalise un petit reportage sur le curieux animal). Passionnée par les oiseaux, elle ne cessera d'élever des paons car "les ocelles de leurs plumes, quand ils font la roue, évoquaient pour elle les yeux innombrables de l'Eglise". On la voit sur la photo ci-contre atteinte du lupus érythématheux. Elle s'appuie sur ses béquilles comme si elle attendait patiemment la mort à l'entrée du Paradis. La nouvelle intitulée "Les boiteux entreront les premiers", référence à une phrase de la Bible, pourrait légender ce cliché. Il s'agit par ailleurs de la nouvelle préférée de Jean Rolin.


En 2007, Jean et Kate se déplacent en bus et en taxi dans l'état de Géorgie car ni l'un ni l'autre ne sait conduire. Ci-dessus The Grey : le dépôt de bus Greyhound, construit à Savannah en 1938, a été récemment transformé en restaurant par le cabinet Parts and Labor Design et Felder & Associates (photographie Emily Andrews).


Extrait du récit de Jean Rolin à propos du bus en provenance d'Atlanta et à destination de Savannah : "Il y avait au moins trois passagers dignes de figurer dans une nouvelle de Flannery O'Connor : une grosse dame noire volubile, un grand échalas blanc engagé avec elle dans un incessant bavardage, qu'il n'interrompait que pour puiser à pleines mains dans ce qui me parut être un sac de croquettes pour chiens, enfin un petit homme chétif dont il semble qu'il avait débarqué, quelques temps avant le passage du bus, d'une camionnette grillagée assurant le transport vers la gare routière de Macon des prisonniers élargis par le pénitencier de Milledgeville. Durant le trajet, d'une extrême monotonie, je m'efforçai de retrouver, dans le paysage autoroutier qu'encadrait le pare brise du bus, les images faites par Kate lors de notre retour vers Savannah à bord du taxi de Willy, et qui montrent assez uniformément, outre la vitre raclée par les lames des essuie-glaces, les quatre ou six voies de la chaussée assombries par la pluie, le terre-plein central, les arbres sur les côtés, et à l'horizon, sur un fond de ciel bleu, de gros nuages en forme d'enclume."


Qu'est ce qui rapprochait finalement Kate et Flannery ?

Guy Goffette dit dans sa préface aux Oeuvres complètes (collection Quarto Gallimard) : "Catholique fervente, jamais elle ne transigea avec le Malin qui mène le monde à sa perte." Jean Rolin ajoute : "Or tout compte fait, et même si Kate était loin quant à elle, d'être une catholique fervente, c'est peut-être aussi du côté de cette intransigeance qu'il faut rechercher l'origine du sentiment fraternel (au féminin) que lui inspirait Flannery".





Pour découvrir le style de Flannery O'Connor 

Je vous invite à écouter la lecture de Guillaume Galienne, acteur sociétaire de la Comédie-Française. Depuis septembre 2009, il anime chaque samedi l'émission de radio "Ca peut pas faire de mal" sur France Inter dans laquelle il lit des extraits d'oeuvres littéraires : 

http://www.franceinter.fr/emission-ca-peut-pas-faire-de-mal-quand-flannery-oconnor-decrit-le-grotesque-de-la-nature-humaine