La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

vendredi 2 octobre 2020

Extinction de voix - La mort de Roger Carel

Le 11 septembre 2020, j’ai secrètement fondu en larmes à l’annonce de la mort de Roger Carel, acteur et comédien de doublage âgé de 93 ans, dont la voix extraordinaire a bercé toute mon enfance. Cet évènement faisait curieusement écho au souvenir de la chute des tours jumelles du World Trade Center lors des attentats-suicides du réseau djihadiste Al-Qaïda. Comme si le silence du peuple américain recueilli sur les lieux de la catastrophe répondait à nouveau aux cris des victimes en feu parmi les sirènes hurlantes des pompiers de New York.

Roger Carel avait un timbre de caméléon dont toutes les modulations lui ont permis d’incarner une multitude de merveilleux personnages : Peter Sellers dans les Panthère rose, le droïde C-3PO avec son ton et ses manières de majordome anglais dans la saga Star Wars, Kermit la grenouille dans le Muppet Show, Astérix dans les adaptations animées de la bande dessinée, le comique britannique Benny Hill, l’inspecteur Hercule Poirot, l’extra-terrestre poilu Alf. Et bien sûr les animaux des films Disney : Mickey Mouse, Winnie l’ourson, le serpent Kaa dans Le Livre de la Jungle, le chat de Chester dans Alice au pays des merveilles,... Toutes ces mythiques voix emprunteront désormais d’autres canaux que la télévision ou le cinéma : nous pourrons les retrouver via les écrans d’ordinateurs et les téléphones portables.

Je me souviens que seuls les disques parvenaient à m’endormir lorsque j’étais enfant. En effet, une fois couchée au lit, j’attendais le baiser de ma mère avec l’impatience du petit Marcel Proust face aux angoisses de la nuit. Elle allumait alors le tourne-disque, déposait délicatement l’aiguille du diamant sur les sillons d’un vinyle que nous avions choisi ensemble, tournait les talons tandis qu’un grésillement fébrile annonçait l’arrivée imminente des personnages. Les ombres de la fiction s’animaient enfin derrière mes paupières comme une lanterne magique s’apprête à faire lentement défiler les rêves à venir.

Chez ma mère, j’étais très attachée aux nuances de ton de la chanteuse d’opéra Marilyn Horn dans Carmen (la version de Leonard Bernstein), au swing indolent de l’ours Balou dans Le Livre de la Jungle, à la diction parfaite de Gérard Philippe dans ses lectures émouvantes de Pierre et le loup ou Le Petit Prince.

Chez mon père, j’écoutais les chansons culottées de Georges Brassens, les calembours de Bobby Lapointe, les tubes aux éclats aigus de Kate Bush. J’ai une fois surpris papa en train de pleurer à l’écoute du titre Norma de La Callas. Il m’avait soudain confié : « il n’y a qu’elle qui puisse autant me bouleverser !». Quel incroyable pouvoir de sorcière exerçait-elle sur lui alors qu’il savait si bien nous dissimuler ses émotions !

La voix est indéniablement la signature de notre identité, c’est pourquoi je suis restée si sensible à cet instrument de charme.

Le célèbre « Aie confiance » du serpent Kaa dans Le Livre de la Jungle.

vendredi 10 avril 2020

La pie sans vie dans les pissenlits - Journal de confinement (Covid19)



Tôt ce matin, lors de la promenade du chien, j'ai fait la triste rencontre du cadavre d'une pie allongée sur le dos comme Ophélie dans le tableau du peintre britannique John Everett Millais. Son petit corps inerte, au bec à jamais privé de bavardage, gisait sous une couverture de brume à peine levée. L'oiseau faisait curieusement écho à l'extrême solitude d'un malade sur un lit d'hôpital. J'ai alors imaginé le bal des marguerites et des vol-au-vent qui, tels des soignants en blouse blanche, réanimeraient son flanc à l’innocente pâleur. Je verrais alors ses longues pattes raides, suspendues en l'air comme les mains d'un pianiste en smoking au dessus de son clavier, s'offrir une simple respiration avant de faire chanter les touches de l'instrument.



Ophélie est un tableau du peintre britannique John Everett Millais, réalisé en 1851-1852. Cette huile sur toile représente le personnage de fiction de la tragédie Hamlet, de William Shakespeare, chantant juste avant sa noyade. Typique de la peinture préraphaélite, elle est conservée à la Tate Britain, à Londres.