La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

dimanche 23 novembre 2014

Glaneurs de rêves, Patti Smith

Couverture : La fileuse, chevrière auvergnate (détail)
Jean-François Millet, 1868-1869, Musée d'Orsay.

Patti Smith est pour moi une sorte de grande soeur américaine à la sauvagerie douce. J'aime son tempérament rugueux, sa dégaine de poétesse androgyne, sa silhouette efflanquée, sa voix lente et grave, sa longue crinière folle, son visage sereinement tourmenté, son parfum de bonnes manières et sa passion des lettres françaises, en particulier pour Rimbaud et les auteurs romantiques. Elle est l'une de mes sources d'inspiration car elle ne cesse d'explorer sa vérité de femme libre et rebelle à travers différents médiums : la musique, la chanson, la littérature, le dessin, la photographie et l'activisme politique.

L'enfance, un terreau poétique 

En 1991, Patti Smith traverse une dépression et reste assise pendant des heures sous les saules du jardin alors qu'elle habite avec son mari et ses deux enfants dans les faubourgs de Detroit. Elle rédige Glaneurs de rêves, un bref récit autobiographique accompagné de photographies, qui la sort de sa torpeur et d'une inexprimable mélancolie. Ce texte salvateur, jusqu'ici inédit en France, est la célébration d'une acuité poétique née au cours de ses jeunes années. Issue du monde rural, fille de Témoins de Jéhovah, rien ne prédispose la demoiselle à devenir artiste. Or l'enfance est décrite ici comme un accès privilégié au monde de l'étrange, de la création, du rêve et des croyances : "L'enfant, dérouté par l'ordinaire, entre sans effort dans l'étrange, jusqu'à ce que la nudité l'effraie, le confonde ; là il cherche une certaine protection, un certain ordre. Il entrevoit, il glane, assemblant un fol édredon de vérités - des vérités sauvages et nébuleuses, dont c'est à peine si elles frôlent en fait la vérité. Il arrive que la cruelle intensité de ce phénomène produise un éclat de beauté mais bien souvent il n'est qu'un déchirement dans le chatoiement d'où s'arracher, se dégager. Une colonne de corde qui traverse une arène plus lointaine et éblouissante que jamais."

Les souvenirs (lieux, objets, personnes)

L'artiste nous invite à parcourir son petit musée intime à travers une succession de tableaux choisis, à la fois authentiques et imaginaires, dont elle nous restitue les détails avec la ferveur d'une mystique égrainant son chapelet (sa mère lui inculque une éducation excessivement religieuse, elle fera très tôt sa prière avant de dormir). Grâce à sa qualité d'attention, de présence à soi-même et au monde - sources d'un émerveillement communicatif devant la magie de toutes choses - elle nous fait don d'images étonnantes à propos d'objets, de lieux, de personnages attachants. Vous vous promènerez dans une salle de bal ou une vieille grange noire du New Jersey peuplée de chauves-souris, sur le dos d'un cheval de rêve, à travers une image du Café des Poètes à Paris ou d'un extrait de film de Jean Cocteau. Vous procéderez à l'inventaire du fol butin de l'artiste souvent observé en pleine nuit : dictionnaires, disques, encres, feuilles de vélin, dessins, portrait de Fernando Pessoa, reproduction du parchemin de la Déclaration d'indépendance, tasse de thé, rubis indien, imperméable vert pomme et autres amulettes et breloques. Vous croiserez la route de Kimberly (la petite soeur asthmatique) et de Bambi (le chien de la famille fauché par un camion).Vous interrogerez le regard du vieux vendeur d'appâts de pêche (il veille sur sa femme enterrée dans le jardin) puis serez troublé par la beauté du dramaturge Sam Shepard : "Il se réveille en sursaut, le cow-boy sans but, il rayonne de bonne volonté et la vadrouille le démange. Il jette son fardeau sur son épaule. Sa façon de vivre à lui, sa fin à lui. Aussi atroce, aussi radieuse qu'elle puisse être. Il a accepté la majesté de son sort avec un coeur sans questions et son cadeau repose encore enveloppé devant lui : la liberté, cette satanée liberté."

Sans titre, Jackson Pollock, vers 1948-49, Metropolitan Museum Of Art, New York.


Patti Smith évoque les larmes de peinture de l'artiste américain lorsqu'elle retrouve une goutte de sang tombée dans un de ses carnets. Après de longues recherches parmi le travail de l'expressionniste abstrait, j'ai trouvé que cette encre noire mêlée à la peinture laquée vermillon, ici projetées sur la toile, entrait en résonance avec l'image mentale de Patti.

Les glaneurs de rêves

L'auteure vous présentera enfin les glaneurs de rêves, tantôt esprits des champs tantôt étranges créatures, parées de capes et de bottes, vivant dans les nuages. Il vous suffira d'être plein de compassion pour l'infime, de respecter la nature et de cultiver la bonté du coeur pour les apercevoir. Patti Smith regrette de ne pas avoir l'étoffe d'un peintre afin de rendre hommage à l'omniprésente beauté de ce qu'elle contemple (la mer, le ciel, les nuages, les arbres, la végétation, les animaux et surtout la phalène blanche, un grand papillon de nuit, dont les ailes font l'objet de plusieurs métaphores) : "Je rêvais d'être peintre, mais j'ai laissé l'image glisser dans une cuve de pigments et de crème pâtissière pendant que je sautais de temple en décharge en quête du mot. Une bergère solitaire qui ramassait des bouts de laine arrachés par la main du vent au ventre d'un agneau."

Les glaneuses, Jean-François Millet, 1857

Millet livre dans ce tableau le résultat de dix années de recherches autour du thème des glaneuses. Ces femmes incarnent le prolétariat rural. Il juxtapose ainsi les trois phases de leur mouvement répétitif et éreintant : se baisser, ramasser, se relever. Si une calme sérénité semble émaner du tableau, il n'en est rien ! Cette toile provoquera l'un des scandales les plus retentissants du XIXe siècle. En arrière-plan du tableau, on constate que la récolte a été bonne. Les journaux y voient le symbole d'une révolution populaire menaçante. La façon dont Millet décrit la pauvreté dérange. Ces glaneuses semblent culpabiliser et troubler l'ordre public.

Une phalène blanche

Patti Smith, grande admiratrice de Virginia Woolf, réclame une chambre à soi :
un espace de liberté nécessaire au rêve et à la création.

Les fleurs des champs, Louis Janmot (peintre et poète de l'Ecole de Lyon), 1845.

Ophelia, John William Waterhouse, 1889.


L'héroïne de William Shakespeare, couchée dans un pré au bord du fleuve, s'abandonne au rêve éveillé parmi les fleurs. Lorsqu'elle était jeune-fille, Patti Smith avait également l'habitude de s'allonger dans les champs du sud du New Jersey. Elle a même (in)vraisemblablement connu deux épisodes de lévitation avec la sensation de planer au-dessus de l'herbe comme Nijinsky en pleine danse.

Just Kids (collection de poche Folio, tirage limité sous étui pour les fêtes de Noël) 

J'espère que cet article et le montage photo réalisé ci-dessous vous donnera envie de vous procurer au plus vite le livre Just Kids qui retrace la carrière de Patti Smith et de son ami et compagnon, le photographe Robert Mapplethorpe, dans le New York underground des années 1960-1970. Cet ouvrage passionnant - il a obtenu le National Book Award en 2010, l'une des distinctions littéraires les plus prestigieuses des Etats-Unis - est également une poignante histoire d'amour entre deux gamins inséparables dont l'ascension fut le résultat d'une collaboration inspirée que seule la mort pouvait interrompre.


Patti Smith par Renaud Monfourny
Photographie pour le magazine Les Inrockuptibles