La liseuse, Robert James Gordon (1877)

Ce site est le journal de mes découvertes au pays des merveilles des arts et des lettres.

Il est dédié à la mémoire de mon père, Pierre-Henri Carteron, régisseur de l'atelier photographique du Centre Georges Pompidou où il a travaillé de 1977 à 2001.

Un cancer de la gorge lui a ôté la voix. Les mots sont restés coincés en travers.

A ma mère qui m'a nourrie du lait de ses rêves.

"Ecrire, c'est rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour" (La part manquante, Christian Bobin).

mercredi 25 novembre 2015

Je suis mort hier, Patrick Jaulent

"Ne pleure pas parce que c'est fini, mais parce que c'est arrivé
Dr Seuss, auteur et illustrateur américain pour la jeunesse.



A partir de l'arrivée du docteur John John au UCSF Medical Center où sa soeur, Caroline Galveston, est plongée dans le coma artificiel, le lecteur pénètre peu à peu les secrets de la famille Carlson retranchée dans une luxueuse villa à Pacific Palisades, un quartier chic de Los Angeles. John, le père, est docteur en chirurgie esthétique dans sa clinique privée. C'est un bel homme d'une quarantaine d'années, séducteur et drôle, joueur de golf, admirateur inconditionnel des Kennedy. Elisabeth, la mère, est un ancien mannequin dont le visage a été brulé après un terrible accident domestique. Elle est obsédée par son poids et impose une abstinence monastique à son mari (ils font chambre à part, ce qui explique l'infidélité de John). John John (JJ), le fils ainé, est un étudiant en médecine tandis que Caroline, sa soeur, travaille officiellement dans la mode (elle est en fait strip-teaseuse au Viper Room, la boite de nuit branchée du tout Hollywood). Quant à Yin et Yang, les deux bouledogues, ils ne font qu'aboyer et se prélasser au soleil (la couleur noire et blanche permet de différencier le mâle et la femelle).

Le jour où le "dispatcheur" (prénommé Charles) annonce à John, le véritable héros du roman, ses dernières heures, celui-ci ne veut plus perdre une seule seconde. Il prend conscience qu'il a raté sa vie (sa femme vient de le quitter) et souhaite racheter ses fautes. Charles lui fait alors franchir le sas : un faisceau de lumières qui transporte les âmes (la vie sur terre est un examen de passage qui oriente la décision de dispatcher les âmes à la sortie du sas vers un autre univers). John rend d'abord visite à sa mère, Jessie, une ancienne prostituée qui vit dans un immeuble insalubre de Skid Row ("le quartier de Los Angeles tristement célèbre par sa renommée de capitale américaine des sans-abris"). Il ne l'a pas vue depuis dix ans. C'est l'occasion de lui déclarer son amour et lui pardonner son enfance meurtrie (elle ne lui a jamais manifesté de tendresse et a été infidèle au père devenu alcoolique). Il discute ensuite avec sa fille Caroline dont il regrette de ne pas avoir été assez proche, privilégiant les études de son fils JJ à qui il lègue sa clinique.

Que s'est-il "réellement" passé après la mort de John dans un accident de voiture ? Il a rejoint Tempora à la sortie du sas (un univers parallèle à la terre où la flèche du temps est inversée : il s'écoule du futur vers le passé). Il est devenu John le dispatcheur pour annoncer à sa fille Caroline son dernier jour sur terre. Elle reçoit la visite de son frère JJ à l'hôpital (retour à la scène inaugurale) où elle meurt sous assistance respiratoire. JJ voit alors son père accompagné de son premier amour Laurence (les deux fantômes lui apparaissent sous forme d'hologrammes).

Ce roman français - mais tellement américain ! - moderne et très original se situe à mi-chemin entre la science fiction et le roman ésotérique. Il délivre en filigrane, via une intrigue complexe qui tient le lecteur en haleine, une critique plutôt drôle de la bulle hollywoodienne et de sa superficialité. Si vous vous questionnez quant à l'existence d'une autre vie après la mort, ce livre vous accompagnera avec la bienveillance d'un être cher vers un monde meilleur : "Et vous cher lecteur, n'avez-vous pas imaginé, rêvé et, parfois même, planifié votre fin sur terre ou celle d'un proche ? Etes-vous certain qu'il n'y a pas un dispatcheur qui vous attend dans le SAS ? Et si c'était vos dernières vingt-quatre heures sur terre, feriez-vous ce que vous vous apprêtiez à faire aujourd'hui ?" (référence au discours de Steve Jobs à l'Université de Stanford le 12 juin 2005).

Le chanteur Johnny Cash sur le mur du Viper Room, photographie de David Flores. 
Le bar est réputé pour son atmosphère érotique et ses soirées à thèmes intitulées M. Moo's Adventure, d'après le nom du chien de Johnny Depp à qui appartiennent les lieux (Les Vipers est le nom de la bande de copains musiciens de l'acteur).

Le tic-tac de l'horloge est omniprésent tout au long du roman

La montre de John (modèle Apple Watch) affiche le temps restant avant son passage dans le sas : "Pour certains, l'horloge est un concept développé pour appréhender les changements du monde où pourtant les pendules ne sonnent pas à la même heure ! D'autres pensent que nous sommes tous reliés par l'horloge du temps qui s'écoule, tel un sablier qui se vide, mais pour les privilégiés, les lois du cosmos offrent l'opportunité de poursuivre le voyage sur un autre univers." Franchir le sas, c'est accéder à une possible rédemption, se perfectionner, apprendre à s'aimer et à aimer l'autre, découvrir des mondes parallèles complexes et obscurs.

Série Lost Angels, photographie de Lee Jeffries
Cet artiste vit à Manchester au Royaune-Uni et a rencontré 
un grand nombre de sans-abris aux Etats-Unis.

Dans le roman, Charles se présentera sous le nom de Dany, un ancien sans-abri qui mendiait sur les trottoirs du Bronx (quartier de New York) lorsqu'il a choisi de sauver l'âme de John. Il fait partie du gouvernement cosmique et gère le passage du sas : "Ma mission consiste à restituer ce que j'ai reçu en tant que privilégié en suivant les âmes mises à l'épreuve comme la tienne."

Le héros de Patrick Jaulent m'a beaucoup fait penser 
à la nouvelle de F. Scott Fitzgerald, publiée en 1922, dans laquelle 
Benjamin Button naît à 80 ans et vit sa vie à l'envers, 
sans pouvoir arrêter le cours du temps. Le roman de Patrick Jaulent 
"Je suis mort hier" est cependant une histoire originale.

Autoportrait de Christian Hopkins, jeune photographe étudiant à Philadelphie
(il a posté des clichés de sa dépression sur le site Flickr afin de combattre 
la maladie). Cette photo pourrait figurer en couverture de Je suis mort hier 
pour illustrer le départ de John, enveloppé dans un linceul qui lui donne des ailes, 
vers l'autre monde et sa transformation symbolique en ange gardien.

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INTERVIEW DE PATRICK JAULENT



1 - Pouvez vous nous parler de votre parcours (enfance, études, rencontres, expériences professionnelles) ?

C’est toujours un exercice difficile de se livrer …  parfois en pâture. Mais pourquoi pas !

Je suis l’ainé d’une famille de trois enfants. De niveau social disons modeste. Mon enfance, je n’en garde pas spécialement un bon souvenir : «  le petit qui se cachait sous la table » dans le livre était moi. Vous y trouverez d’autres passages personnels : je vous laisse les découvrir.

Souhaitant trouver autre chose, je m’engage dans la marine à 15 ½. Je passe mon BAC à Toulon … Sans trop rentrer dans les détails de mon CV, je dirais simplement que j'avais une seule idée en tête : être le meilleur, très certainement pour prendre une revanche sur mon enfance.  Alors j’ai passé un doctorat dans l’une des meilleures universités américaines.

Mes expériences professionnelles vont de professeur de sciences dans un lycée, à professeur d’université, créateur d’une entreprise informatique (que j’ai vendue à Airbus) et consultant. Ce que je retiens est également noté dans le livre : « Nul ne guérit de son enfance et chacun de nous à son histoire. »

2 - Qu'est-ce qui vous a mené à l'écriture ?

L’écriture est une véritable passion. Je n’ai plus le compte exact, mais j’ai dû écrire une douzaine de livres techniques et une cinquantaine d’articles (dans le Cercle des Echos…).


3 - En lisant votre livre, j'ai pensé à certains films américains (Retour vers le futur, Sixième sens, L'Etrange histoire de Benjamin Button, Cosmopolis). Avez-vous été influencé par la science-fiction ?

Je vais vous avouer un secret, je n’ai pas lu et vu le film concernant « Benjamin Button » (mais j’ai commandé le livre !). Le film Interstellar, ou Interstellaire au Québec, un film de science-fiction britannico-américain produit, écrit et réalisé par Christopher Nolan m’a interpelé.

A Stanford, j’étais inscrit dans un groupe d’études sur les univers parallèles. Les travaux de recherches de cette université en la matière sont les plus complets à ce jour. Depuis Einstein, nous avons appris que la séparation entre l'espace et le temps n'était pas si nette : L'un « communique » avec l'autre ; l'espace-temps se courbe ; plus je me rapproche de la vitesse de la lumière, plus le temps ralentit ; pour un photon, le temps est arrêté.

Avec la théorie des cordes, tout est devenu encore plus compliqué : il y aurait 7 dimensions cachées; au moment du big-bang, les 4 dimensions de notre univers – les 3 spatiales et la temporelle – se seraient déroulées ; rien ne dit que nos 4 dimensions ne soient pas enroulées avec un rayon de courbure immense …

Je vais vous avouer un autre secret, j’ai écrit deux versions de mon roman. La seconde, non publiée, est orientée univers parallèles. Plus science-fiction pour reprendre votre terme. Mais j’ai préféré publier celle que vous avez lue, car je souhaitais faire passer quelques messages.

4 - Quels sont vos auteur(e)s, acteurs / actrices, films préféré(e)s ?

Les auteurs que je suis tout particulièrement sont : Stephen King, Harlan Coben, John Grisham et Michael Connelly.

Mes acteurs / actrices français(es) sont : Patrick Bruel, Omar Sy, Vincent Lindon et Emmanuelle Béart. Au niveau des acteurs US, j’ai un faible pour Sean Penn et Scarlett Johansson.

Mes films préférés sont : La liste de Schindler, Lucy, Interstellar et Casino Royale. Que du classique.

Quant aux chanteurs, je dirais : Johnny national, Patrick Fiori, Patrick Bruel, Franck Sinatra et Andrea Bocelli.

5 - Pourquoi avoir choisi une famille américaine et la ville de Los Angeles ?

J’ai connu à Los Angeles une famille comme la famille Carlson, comme décrite dans le livre. C’est sans doute une exception. 

6 - Pourquoi avoir choisi un format court alors que vous auriez pu développer l'intrigue ? Avez vous "élagué" votre manuscrit ? Souhaitez-vous écrire une suite ?

La raison est simple et personnelle. Je n’aime pas lire les « gros pavés ». Et puis, il y aura effectivement une suite si «  Je suis mort hier » trouve son chemin.

7 - Que vous apporte la pratique du taekwondo par rapport à l'écriture ? Les deux pratiques se nourrissent elles l'une de l'autre ?

Le taekwondo est plus qu’un art martial. C’est un art de vivre qui véhicule les valeurs suivantes : la courtoisie, la politesse, la modestie, la persévérance, l’engagement, etc.

J’essaie de transposer ces valeurs dans mes écrits.

8 - Avec qui aimeriez-vous entretenir une longue correspondance et pourquoi ?

J’aimerais m’entretenir avec certains hommes ou femmes politiques et leur dire qu’un pays comme la France, la 5e puissance mondiale, n’a pas le droit de laisser des sans-abris dans les rues.

9 - Le deuil dont vous ne vous remettrez jamais ?

La mort de mon père ... j'en parle dans le livre. Pour vous, celui qui est mort en pesant 50 kg pour 1,80 m était mon père ...

lundi 2 novembre 2015

La maladroite, Alexandre Seurat

Alexandre Seurat est le premier lauréat du prix
"Envoyé par La Poste"*
Le premier roman d'Alexandre Seurat, professeur agrégé de lettres à l'IUT d'Angers (il a soutenu une thèse de littérature générale et comparée sur l'oeuvre de Virginia Woolf), s'inspire de l'affaire Marina Sabatier, décédée à huit ans, en 2009, des suites de maltraitance au Mans. L'auteur, marié et père de deux enfants, a été bouleversé par le martyr de la petite fille (Diana dans le livre) et a lu tous les comptes rendus d'audience du procès avant de prendre la plume pour aborder l'infanticide à travers une narration chorale. Les points de vue supposés des acteurs de la tragédie se succèdent comme autant de témoignages à la barre : le frère, la grand-mère, la tante, l'institutrice, la directrice d'école, le médecin scolaire, les bureaux de l'aide sociale à l'enfance et ceux du Procureur, le pédiatre hospitalier, le médecin légiste, la police et les gendarmes. Ce texte poignant est une charge magistrale contre l'immobilisme administratif lorsqu'il s'agit de prouver le calvaire de Diana, victime silencieuse de parents violents qui semblent pourtant tout à fait "normaux" (le couple est poli, gentil avec leurs autres enfants, cohérent dans le mensonge). Le roman se lit en apnée et appuie là où ça fait mal : qu'aurions-nous fait pour éviter la mort de cette enfant si "maladroite" ? (les parents utilisent cet adjectif pour justifier ses nombreuses blessures).

* Le prix "Envoyé par La Poste" est un nouvel évènement qui ouvrira chaque année la saison des prix littéraires. 

Créé par la Fondation d'entreprise La Poste, le prix récompense un manuscrit adressé par courrier, sans recommandation particulière, à un éditeur qui décèle, avec son comité de lecture, un talent d'écriture et qui décide de le publier. Le lauréat recevra 2500 euros, son livre sera recommandé notamment auprès des 500 000 postiers actifs et retraités et La Poste passera commande de 600 exemplaires à l'éditeur. La Fondation a pour objectif de soutenir l'expression écrite. Elle est mécène de l'écriture épistolaire, de l'écriture pour tous et des écritures novatrices et milite en faveur d'une écriture médiatrice de la solidarité au bénéfice de ceux qui sont exclus de la pratique, de la maîtrise et du plaisir de l'expression écrite.

La maladroite m'a été conseillé par Aude, mon excellente libraire
à Suresnes (elle est spécialisée en littérature jeunesse) :
Librairie Le Point de Côté
22 place Henri IV - 92150 Suresnes

vendredi 2 octobre 2015

Ce coeur changeant, Agnès Desarthe

Agnès Desarthe, née en 1966, est la fille du célèbre pédiatre et auteur Aldo Naouri (passionné par la psychanalyse). Agrégée d'anglais, elle a d'abord travaillé comme traductrice avant d'écrire de nombreux titres pour la jeunesse ainsi qu'une douzaine de livres pour adultes. Elle a également, en collaboration avec Geneviève Brisac, son éditrice à L'Ecole des loisirs, consacré à Virginia Woolf une émission sur France Culture et publié un essai consacré à la romancière britannique : V.W, le mélange des genres.



Ce coeur changeant* a récemment obtenu le prix littéraire Le Monde 2015.

Grâce à une narration enchevêtrée, Agnès Desarthe raconte les tribulations de Rose, héroïne bisexuelle rescapée d'une enfance douloureuse au Danemark, qui traverse la misère dans le Paris des années 1910 à 1930 avant de découvrir l'amour maternel auprès d'un nourrisson abandonné. Peu d'hommes - ou absents - dans cet envoutant roman d'apprentissage féministe, superbement écrit, qui se lit comme un roman anglais à la Thomas Hardy.


Rose est la fille de René de Maisonneuve, capitaine d'origine écossaise, et de Kristina, nymphomane d'une éblouissante beauté et benjamine des Matthisen (une grande famille d'aristocrates danois). Elle suscite rapidement le dégoût de sa mère dont elle craint les crises de nerfs (port de la camisole) mais admire les actions humanistes (lutte contre l'esclavage, visite aux prisonniers, collection des numéros de La Fronde). Elle grandit entre le Danemark (un austère château de briques à Sorö), l'Afrique (son père y est envoyé en mission) et Saint-Germain-en-Laye (elle étudie à l'école des filles de la Salle) avant de débarquer seule à Paris en 1909. Elle parle trois langues (français, anglais, dioula), pose pour des photographes et travaille chez Marthe comme femme de ménage au Café Moderne.


En 1911, elle habite rue Pigalle avec Emile, un précepteur rencontré au marché des Halles, qui meurt rapidement de la tuberculose. Elle souffre de la faim et du froid tandis que son corps se dégrade mais elle préfère mentir à son père pour ne pas l'inquiéter (elle se proclame interprète trilingue à l'ambassade). Elle s'évanouit à la poste le jour où elle reçoit un courrier assassin de sa mère (une déclaration de désamour !). Kristina ne veut plus avoir de ses nouvelles : "Avoue que tu t'es enfuie et au moins tu gagneras un peu du lustre de l'héroïne de ces romans dont ta lettre interminable et stupide prouve que tu t'es abreuvée jusqu'à l'écoeurement (le mien en tout cas) (...) Si prochaine fois il y a, donc, tu me feras le plaisir de t'adresser à Mama Trude qui n'a rien d'autre à faire dans son lit que de laisser trembloter des papiers entre ses grosses pattes bouffies. Comme elle est à moitié aveugle, elle n'aura pas, comme je l'ai eu, l'amer déplaisir de constater que sa descendance a irrémédiablement déchu. Ne m'écris plus. Ne viens jamais. Je ne t'aime pas."

En 1912, Rose est employée dans la fumerie d'opium de Monsieur Wong qui l'a ramassée dans la rue, lavée, tondue, soignée et nourrie. Elle est cependant malade à cause de la drogue inhalée (visions et cauchemars). C'est alors qu'elle obtient un poste d'habilleuse à l'Opéra Comique grâce à son amante, Louise, une danseuse qui méprise son mari Ronan (un homme riche et généreux). Elles traversent ensemble la guerre de 1914-1918 en tant qu'infirmières. Puis, l'héritage de Ronan, mort des suites d'une blessure de guerre en 1924, leur permet d'acheter un appartement rue Delambre. Tandis que Louise gaspille l'argent en meubles et décorations, Rose continue de travailler pour rembourser une "dette morale" envers Ronan (elle éprouvait de la tendresse à l'égard du mari délaissé). Tous les matins, elle consigne ses états d'âme dans un carnet : "Comment ma vie peut-elle avoir si peu de sens ? Pourquoi faut-il que tout s'y déroule à l'envers ? Oui, c'est cela. Ma vie est l'envers du cercle à broder. Regardez-le d'en haut et peut-être verrez-vous l'alouette se poser sur l'iris ; regardez-le d'en dessous et c'est une forêt de fils embrouillés et de noeuds. J'ai beau m'efforcer de créer un motif, de là où je me tiens, je ne profite que du désordre."

En 1928, un huissier vient confier à Rose sa filleule Ida. Elle s'occupe d'emblée du nourrisson alors que Louise l'abandonne à son rôle de mère (elle ne veut pas s'encombrer d'un enfant et renoue avec Dora, son ancienne amie lesbienne) : "L'enfant, comme un bélier, a frappé son crâne contre l'huis de ma poitrine. Son crâne n'était pas fragile. Il n'avait rien d'une boîte. Il était opaque et dense comme du bois flotté, saturé de mucus et de rage. Chaud comme une brique mise au feu pour sécher l'humidité des draps." Un an plus tard, Rose revient au Danemark pour l'enterrement de sa mère. Elle apprend de la bouche de Mama Trude (sa grand-mère) que Kristina avait à l'époque choisi Zelada (la gouvernante tant adorée de Rose) d'après un fait divers paru dans le journal : la nounou, prête à tout pour défendre un enfant, a tué à coups de hache le garde-chasse qui abusait de la petite Lydia dont elle avait la garde à Copenhague. Ainsi Rose était protégée de la haine de Kristina qui ne pourrait pas nuire à sa propre fille. En 1931, Rose vient à nouveau dans son pays natal - cette fois-ci accompagnée d'Ida - et s'interroge quant à la nature de son perpétuel sentiment d'abandon. Elle a survécu aux séparations, et a même trouvé la force d'éprouver le plus grand amour qui soit : celui d'une mère que son enfant quittera un jour ou l'autre pour fonder sa propre famille : "Comment savoir ? A droite, à gauche ? Ou aller ? Car tout n'est qu'un cercle. Et toujours, celle qui m'abandonne me sauve, ma mère d'abord, puis Zelada, et Louise enfin. Elle sourit en pensant qu'un jour, Ida aussi l'abandonnera".

Le livre se termine avec l'image d'Ida qui entre dans un lac, attirée par la perfection de l'eau et de ses reflets joueurs. On peut déceler ici un clin d'oeil de l'auteur au suicide de Virginia Woolf qui s'est jetée dans la rivière Ouse, près de Monk's House, sa maison de Rodmell (un village situé dans le Sussex). La romancière britannique a sans aucun doute beaucoup influencée Agnès Desarthe qui a également évoqué à travers l'histoire de Rose et de Louise celle de Virginia Woolf et sa grande amie bisexuelle Vita Sackville-West.

Virginia Woolf en 1902, photographie de George Charles Beresford
colorisée par Dana Keller : www.danarkeller.com

* Le titre fait référence à "Marie", un poème de Guillaume Apollinaire écrit pour sa muse, la peintre Marie Laurencin :

Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C'est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront 
Quand donc reviendrez-vous Marie

Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu'elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine 
Et mon mal est délicieux 

Les brebis s'en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d'argent
Des soldats passent et que n'ai-je
Un coeur à moi ce coeur changeant
Changeant et puis encore que sais-je

Sais-je où s'en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s'en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l'automne
Que jonchent aussi nos aveux

Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s'écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine.

Extrait de Alcools, 1913.

Ce roman de la rentrée littéraire m'a été conseillé
par Nadia Champesme qui dirige la libraire indépendante "Histoire de l'oeil" 

spécialisée dans les formes contemporaines (qu'il s'agisse de littérature ou d'art, 
son équipe est attachée à faire des propositions actuelles). 
Elle a gentiment accepté que je la photographie en caisse.

La librairie est située au 25 rue Fontange, 13006 Marseille.
Le lieu se présente en trois sous-espaces successifs : l'espace principal donnant sur la rue (55 m2), une véranda (25 m2
et un jardin (35 m2). L'espace exposition est fluctuant en fonction des propositions artistiques.

Pour suivre les actualités, rencontres, évènements de la librairie :
www.facebook.com/Histoire-de-loeil-159307642060/timeline/
http://www.histoiredeloeil.com/

Ma fille (de dos) visite le jardin. 
Dans la véranda en hiver ou dans le jardin l'été, le café associatif sert des boissons chaudes (café, thé, ...) et froides (jus de fruit, sodas, ...). On peut s'y installer pour prendre le temps de feuilleter quelques livres avant de se décider.

lundi 27 juillet 2015

Savannah, Jean Rolin

Ce récit intime de Jean Rolin, journaliste et écrivain voyageur, m'a été conseillé par Sylvain Bezos, ami libraire à l'Ecume des Pages (174 boulevard Saint-Germain, 75006 Paris) qui connait mon affection particulière pour Flannery O'Connor, romancière méconnue du sud profond des Etats-Unis, dont j'ai étudié l'oeuvre afin de lui consacrer mon mémoire de maîtrise d'anglais en littérature américaine.

En août 2014, Jean Rolin s'applique à reconstituer le même trajet que celui effectué en Géorgie sept ans plus tôt avec sa compagne photographe Kate Berry (décédée brutalement le 11 décembre 2013). Il s'appuie non pas sur ses souvenirs mais sur les petits films réalisés par celle-ci lors de la découverte de Savannah, la ville natale de Flannery O'Connor dont la lecture les avait tous les deux enthousiasmés. Jean Rolin nous guide avec une minutie obsessionnelle à travers chaque espace arpenté en couple : la chambre de motel, le chemin qui longe les rails du tramway, l'usine électrique, le bistro Le Malones, la rivière Savannah, le pont suspendu (Talmadge Memorial Bridge), l'entreprise de remorquage Moran, le bâtiment imposant et disgracieux de l'hôtel Four Seasons ou du Hilton DeSoto, la statue de Florence Martus saluant les navires ou les marins en partance, Abercorn et Oglethorpe Street, la cathédrale St-John the Baptist, la place Lafayette, le Clary's Café, les commerces, les églises, les squares, les cimetières, les stations-services, les bungalows, les villas cossues, les bâtiments officiels avec les frontons à colonnes et les intervalles de verdure peuplés de nombreux oiseaux.

Jean Rolin et sa compagne Kate Barry, fille de Jane Birkin et du compositeur
 John Barry, à Sainte-Marguerite-sur-Mer en Seine Maritime

Tout décor est prétexte à évoquer le souvenir de Kate, sa voix (elle parle anglais quand elle est submergée par l'émotion), son rire, le bruit de son habituelle paire de bottines, sa bonté, son talent pour lier connaissance avec des inconnus, la quête du père (elle ne l'a connu que très tardivement) et, à travers lui, de ses origines irlandaises. Certains passages du livre sont à la fois savoureusement drôles et mélancoliques : la rencontre avec Willy, chauffeur de taxi noir doté d'un solide sens de l'humour, qui en rajoute sur la folie présumée des habitants de Milledgeville (l'établissement psychiatrique a d'ailleurs inspiré plusieurs épisodes des nouvelles de Flannery O'Connor), la visite de la ferme Andalusia (Rolin en profite pour acheter et relire la correspondance de l'auteur), le souvenir d'une dispute injustifée avec Kate lorsqu'ils partagent un ragoût à la pomme de terre au Kevin Barry's Pub (un fourbi irlandais patriotique et guerrier où le visage de Beckett figure en médaillon sur une nappe en papier). En un peu plus d'une centaine de pages, Jean Rolin nous livre une pudique déclaration d'amour semblable à un rituel de deuil à l'émotion étranglée. Il ausculte les traces de sa bien aimée tout en marchant dans le sillage de Flannery dont elle se sentait certainement proche et qui écrivit Mon mal vient de plus loin. Kate est morte accidentellement à 46 ans. O'Connor fut victime à 39 ans du lupus érythématheux qui avait également emporté son père.


Flannery O'Connor (née à Savannah en 1925 et décédée à Milledgeville en 1964) est une romancière et nouvelliste américaine dont la foi catholique se reflète à travers les portraits grinçants de ses personnages, truffés de défauts, confrontés à la possibilité - souvent violente et douloureuse - d'être touchés par la grâce et de se racheter (thème omniprésent de la rédemption). Le décor du Sud des Etats-Unis (la "Bible Belt") est hanté par des prédicateurs ambulants, des petits blancs ségrégationnistes, toutes sortes de monstres ou illuminés. Il s'agit d'une littérature en coup de poing, d'une férocité absolue, avec des histoires épouvantables.

Andalusia Farm à Milledgeville :
la maison familiale où Flannery vécut jusqu'à sa mort


"Il faut aimer ce monde tout en luttant pour le supporter" notait Flannery O'Connor en juillet 1955. Cette injonction avait été soulignée au sylo par Kate Barry dans son exemplaire de la correspondance de la romancière (les lettres sont largement consacrées à des questions religieuses). Le passage qui, selon Jean Rolin, est le plus proche de Kate figure dans une lettre à "A" datée du 5 octobre 1957 : "Les enfants savent, par instinct, que l'enfer c'est l'absence d'amour et l'identifient infailliblement."


A l'âge de 5 ans, Flannery possède une poule de Bantam qui marche à reculons (Pathé News réalise un petit reportage sur le curieux animal). Passionnée par les oiseaux, elle ne cessera d'élever des paons car "les ocelles de leurs plumes, quand ils font la roue, évoquaient pour elle les yeux innombrables de l'Eglise". On la voit sur la photo ci-contre atteinte du lupus érythématheux. Elle s'appuie sur ses béquilles comme si elle attendait patiemment la mort à l'entrée du Paradis. La nouvelle intitulée "Les boiteux entreront les premiers", référence à une phrase de la Bible, pourrait légender ce cliché. Il s'agit par ailleurs de la nouvelle préférée de Jean Rolin.


En 2007, Jean et Kate se déplacent en bus et en taxi dans l'état de Géorgie car ni l'un ni l'autre ne sait conduire. Ci-dessus The Grey : le dépôt de bus Greyhound, construit à Savannah en 1938, a été récemment transformé en restaurant par le cabinet Parts and Labor Design et Felder & Associates (photographie Emily Andrews).


Extrait du récit de Jean Rolin à propos du bus en provenance d'Atlanta et à destination de Savannah : "Il y avait au moins trois passagers dignes de figurer dans une nouvelle de Flannery O'Connor : une grosse dame noire volubile, un grand échalas blanc engagé avec elle dans un incessant bavardage, qu'il n'interrompait que pour puiser à pleines mains dans ce qui me parut être un sac de croquettes pour chiens, enfin un petit homme chétif dont il semble qu'il avait débarqué, quelques temps avant le passage du bus, d'une camionnette grillagée assurant le transport vers la gare routière de Macon des prisonniers élargis par le pénitencier de Milledgeville. Durant le trajet, d'une extrême monotonie, je m'efforçai de retrouver, dans le paysage autoroutier qu'encadrait le pare brise du bus, les images faites par Kate lors de notre retour vers Savannah à bord du taxi de Willy, et qui montrent assez uniformément, outre la vitre raclée par les lames des essuie-glaces, les quatre ou six voies de la chaussée assombries par la pluie, le terre-plein central, les arbres sur les côtés, et à l'horizon, sur un fond de ciel bleu, de gros nuages en forme d'enclume."


Qu'est ce qui rapprochait finalement Kate et Flannery ?

Guy Goffette dit dans sa préface aux Oeuvres complètes (collection Quarto Gallimard) : "Catholique fervente, jamais elle ne transigea avec le Malin qui mène le monde à sa perte." Jean Rolin ajoute : "Or tout compte fait, et même si Kate était loin quant à elle, d'être une catholique fervente, c'est peut-être aussi du côté de cette intransigeance qu'il faut rechercher l'origine du sentiment fraternel (au féminin) que lui inspirait Flannery".





Pour découvrir le style de Flannery O'Connor 

Je vous invite à écouter la lecture de Guillaume Galienne, acteur sociétaire de la Comédie-Française. Depuis septembre 2009, il anime chaque samedi l'émission de radio "Ca peut pas faire de mal" sur France Inter dans laquelle il lit des extraits d'oeuvres littéraires : 

http://www.franceinter.fr/emission-ca-peut-pas-faire-de-mal-quand-flannery-oconnor-decrit-le-grotesque-de-la-nature-humaine